Dire ou ne pas dire en poésie - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Victor Hugo : Le mot

Il vous échappe, court, trouve la bonne oreille ...
Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci :
Tête à tête, en pantoufle
Porte close, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ;
Tenez, il est dehors ! il connaît son chemin ;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle !
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ;
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout au travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : « Me voilà ! je sors de la bouche d’untel. »
Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.


Source :

  • Victor Hugo, "Toute la lyre", III, IX.
  • Poème lu par Fabrice Luchini :