Un conte en Introduction : La Parole - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Ce conte africain, écrit par Gougaud, nous montre comment la parole peut changer le monde, faire bouger un roi, mais si elle n’est pas dite en son temps, elle peut entraîner la mort.

Il était une fois un pêcheur nommé Drid. C’était un homme de bonne fréquentation. Il était vigoureux, d’allure franche et son œil, quand il riait, était aussi vif que le soleil. Or, voici ce qui lui advint.
Un matin, comme il allait le long de la plage, son filet sur l’épaule, la tête dans le vent et les pieds dans le sable mouillé à la lisière des vagues, il rencontra sur son chemin un crâne humain.crane_sable_abidjan_x 200 Ce misérable relief d’homme posé parmi les algues sèches excita aussitôt son humeur joyeuse et bavarde. Il s’arrêta devant lui, se pencha et dit :
- Crâne, pauvre crâne, qui t’a conduit ici ?
Il rit, n’espérant aucune réponse. Pourtant, les mâchoires blanchies s’ouvrirent dans un mauvais grincement et il entendit ce simple mot : « La parole. » Il fit un bond en arrière, resta un moment à l’affût comme un animal épouvanté, puis voyant cette tête de vieux mort aussi immobile et inoffensive qu’un caillou, il pensa avoir été trompé par quelque sournoiserie de la brise, se rapprocha prudemment et répéta, la voix tremblante, sa question :
- ''Crâne, pauvre crâne, qui t’a conduit ici ?''
- La parole, répondit l’interpellé avec, cette fois, un rien d’impatience douloureuse, et une indiscutable netteté.

Alors Drid se prit à deux poings la gorge, poussa un cri d’effroi, recula, les yeux écarquillés, tourna les talons et s’en fut, les bras au ciel, comme si mille diables étaient à ses trousses. Il courut ainsi jusqu’à son village, le traversa, entra en coup de bourrasque dans la case de son roi. Cet homme de haut vol, majestueusement attablé, était en train de déguster son porcelet matinal. Drid tomba à ses pieds, tout suant et soufflant.
- Roi, dit-il, sur la plage, là-bas, est un crâne qui parle.
- Un crâne qui parle ! s’exclama le roi. Homme, es-tu soûl ?
Il partit d’un rire rugissant tandis que Drid protestait avec humilité :
- Soûl, moi ? Misère, je n’ai bu depuis hier qu’une calebasse de lait de chèvre, roi vénéré, je te supplie de me croire, et j’ose à nouveau affirmer que j’ai rencontré tout à l’heure, comme j’allais à ma pêche quotidienne, un crâne aussi franchement parlant que n’importe quel vivant.
- Je n’en crois rien, répondit le roi. Cependant, il se peut que tu dises vrai. Dans ce cas, je ne veux pas risquer de me trouver le dernier à voir et entendre ce bout de mort considérable. Mais je te préviens : si par égarement ou malignité tu t’es laissé aller à me conter une baliverne, homme de rien, tu le paieras de ta tête !
- Je ne crains pas ta colère, roi parfait, car je sais bien que je n’ai pas menti, bafouilla Drid, courant déjà vers la porte.
Le roi se pourlécha les doigts, décrocha son sabre, le mit à sa ceinture et s’en fut, trottant derrière sa bedaine, avec Drid le pêcheur.

Ils cheminèrent le long de la mer jusqu’à la brassée d’algues où était le crâne. Drid se pencha sur lui, et caressant aimablement son front rocheux :
- Crâne, dit-il, voici devant toi le roi de mon village. Daigne, s’il te plaît, lui dire quelques mots de bienvenue.
Aucun son ne sortit de la mâchoire d’os. Drid s’agenouilla, le cœur soudain battant.
- Crâne, par pitié, parle. Notre roi a l’oreille fine, un murmure lui suffira. Dis-lui, je t’en conjure, qui t’a conduit ici.
Le crâne miraculeux ne parut pas plus entendre qu’un crâne vulgaire, resta aussi sottement posé que le plus médiocre des crânes, aussi muet qu’un crâne imperturbablement installé dans sa définitive condition de crâne, au grand soleil, parmi les algues sèches. Bref, il se tut obstinément. Le roi, fort agacé d’avoir été dérangé pour rien, fit une grimace de dédain, tira son sabre de sa ceinture.
- Maudit menteur, dit-il.
Et sans autre jugement, d’un coup sifflant,Tete coupée-dessin Gavarni-Wikisource il trancha la tête de Drid. Après quoi il s’en revint en grommelant à ses affaires de roi, le long des vagues.

Alors, tandis qu’il s’éloignait, le crâne ouvrit enfin ses mâchoires grinçantes et dit à la tête du pêcheur qui, roulant sur le sable, venait de s’accoler à sa joue creuse :
- Tête, pauvre tête, qui t’a conduit ici ?
La bouche de Drid s’ouvrit, la langue de Drid sortit entre ses dents et la voix de Drid répondit :
- La parole.


Sources :

  • La Parole, Henri Gougaud, L’Arbre aux Trésors, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
  • La Parole, conte africain extrait des Philo-Fables de Michel. Piquemal, Albin Michel Jeunesse, 2003


Présentation de Michel Tozzi - Dire ou ne pas dire - - - - - - - -

Un résumé complété par quelques petites réflexions personnelles en note.

On peut dire tout et son contraire :

  • Le langage peut dire ce que nous pensons et ce que nous ne pensons pas, le vrai comme le faux, ce qui existe comme ce qui n'existe pas, et on peut aussi parler pour ne rien dire ...


Note 1 : Parler pour ne rien dire ... Raymond Devos a fait tout discours à partir de rien ... ce qui est déjà quelque chose ... Le texte du sketch Parler pour ne rien dire est une archive de l'INA (ici). Les politiques sont très fort à ce jeu : noyer le "poisson" sous un flot de mots pour ne rien dire, ou ne rien décider (ce qui est un peu la même chose).

Mais pas partout ...

  • On peut dire certaines choses dans une langue et pas dans une autre : les mille nuances de la glace chez les inuits, être en grec mais pas en chinois où ce mot n'existe pas, ce qui va avoir des conséquences décisives sur la pensée et notamment la métapysique.
  • La langue structure notre perception du monde.


Les mots, le langage, peuvent être équivoques

  • D'où le problème difficile de la traduction car un mot peut avoir plusieurs sens, dans un emploi variable ; et le sens d'une phrase peut varier avec la situation, le contexte, ce qui génère des malentendus.
  • L’interprétation a autant sa place que le choix des mots pour se faire comprendre. (Régine)


Note 2 : Les mots peuvent avoir plusieurs sens et changer la manière de voir les choses. Vous les avez bien eu !

Dans un jardin public, un homme est installé paisiblement sur un banc. Arrive une dame qui marche la tête baissée, à pas lents. Elle s’assoit à l’autre bout du banc, toute tristounette, et laisse échapper un léger soupir.
Une petite discussion s’installe entre eux :
- Quel beau soleil aujourd’hui, dit l’homme. Mais vous avez l’air bien fatiguée, ou préoccupée … Platon-maux-mots-âme
- Oui, il y a de quoi : j’ai eu trois cancers … nouveau soupir de la dame.
Un petit silence s’installe ; l’homme réfléchit : comment réconforter cette dame ?
- Vous les avez bien eu ces trois cancers, mais ils ne vous ont pas eu !
La dame éclate de rire :
- Oui, je les ai bien eus ...


Le point de vue des philosophes : Dire ou ne pas dire ?

  • La philosophie cherche à clarifier l'obscur, à définir les mots pour savoir ce dont on parle.
  • Ce qui se conçoit bien s'énonce librement, et définir les mots pour le dire arrivent aisément. Boileau
  • Ce que l'on ne peut dire, il faut le taire Wittgenstein. Ce à quoi répondait par son contraire un autre philosophe
  • Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire.Derrida


Difficile à dire

  • Les mots peinent à exprimer l'indicible, ce que je ressens. L'ineffable est au-delà du langage.
  • La poésie est une façon d'approcher intuitivement la réalité, par le jeu de la métaphore.
  • Le roman introduit la fiction, peut dire l'imaginaire
  • La cure analytique explore dans le langage par l'autorécit et de façon indirecte l'inconscient, que nous ne pouvons pas dire à cause du processus du refoulement.
  • Le lapsus (linguae - oral - ou calami - écrit -) dit quelque chose de notre inconscient même si on veut le masquer.
  • Le langage ne peut dire le fond du réel car le mot n'est pas la chose (Lacan). Un mot exprime quelque chose par convention et non par nature mais il permet de dire notre monde mais le réel est inaccessible.
  • Le langage peut tout aussi bien dire le vrai et le faux.


Faut-il dire ou ne pas dire toute la vérité ?

  • La franchise est reconnue comme une vertu et le mensonge comme un vice ; pour Kant il ne faut absolument pas mentir : c'est un "impératif catégorique"
  • Mais le mensonge peut être éthique pour préserver certaines valeurs ou pour sauver quelqu'un : le respect de la personne passe avant celui de la vérité.

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Note 3 : Il faut dire la vérité mais Toute vérité n'est pas bonne à dire ...

Faut-il dire ou ne pas dire ce que l'on pense ?

  • Dire n'est pas innocent. Cela engage notre responsabilité. Certains mots peuvent blesser psychlogiquement.
  • La liberté d'expression a des limites, juridiques et éthiques (mais ces limites peuvent être fluctuantes selon les pays et les individus)
  • On peut penser ce que l'on veut, mais on ne peut tout dire.


Ne pas dire, c'est se tairebouche cousue

  • Le silence peut être éthique ou délétère. On peut ne pas dire pour préserver quelqu'un ou se préserver, cacher un secrret, refuser de témoigner, omettre un détail (mensonge par omission)
  • On peut se taire parce que l'on est nouveau dans un groupe, timide, parce qu'on pense que l'on n'a rien à dire d'intéressant, parce qu'on se juge incompétent sur la question.
  • On peut se taire parce que le vécu est trop lourd à porter. Longtemps, les survivants de la Shoah ont préféré garder le silence ; le silence ne leur pas été imposé mais s'est imposé à eux comme un principe de survie et de reconstruction (Frischer l'appelle "le silence structurant"). Nombre de post-traumatismes comprennent une période de silence, comme dans le cas d'abus sexuels, d'inceste.
  • Bien différent est le silence politique : on a longtemps tardé en France à parler de la collaboration sous Vichy, de la guerre d'Algérie. Des pans entiers de l'Histoire peuvent être refoulés, occultés ou transformés (déni des camps de concentration, purges et famines sous Staline ...)''.
  • Le devoir de mémoire des historiens redonne la parole à ceux qui avaient été réduits au silence.


Un conte en conclusion : ça pourrait être pire - - - - - - - - - - - - - - - -

Birds-mot déplacéToute parole n'est pas bonne à dire, même si la franchise est une qualité, et n'est pas toujours bonne à entendre ...Les expressions toutes faites pour réconforter manquent le but : les mots vrais sont ceux du coeur, pas des formules toutes faites.

Des paroles de consolation dites à mauvais escient ne sont pas efficaces. Un malheur ne nous touche vraiment que lorsqu’il nous concerne directement. Faute de véritable empathie nos mots sonneront faux.

Que dire, que taire ? Une histoire désopilante mais instructive transmise par Hubert Reeves, astrophysicien, vulgarisateur scientifique et écologiste franco-canadien.

Adaptation personnelle :creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Deux copains se rencontrent dans la rue. L'un des deux semble terrassé.
- Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Figure-toi que ce matin, en reprenant le travail j'ai constaté que mon nom avait été supprimé sur la porte de mon bureau. Le patron m'a confirmé que j'étais viré !
- Quelle tuile ! reconnait l'ami compatissant. Tu viens d'être viré sans ménagement, ce doit être angoissant à vivre. Mais, dis-toi bien que ça pourrait être pire !

- Mais je ne t'ai pas tout dit ! En rentrant chez moi, j'ai constaté que ma femme n'était pas à la maison. Un mot était posé en évidence sur la table de la cuisine : "Je te quitte. Je pars avec ton meilleur ami."
- Mon pauvre ! Tu perds ton travail et dans la même journée ta femme ! Et elle part avec ton meilleur ami en plus ! Vraiment ! Mais tu sais ce qu'on dit : "Une de perdue, dix de retrouvées". Allez, console-toi, ça pourrait être pire !
- Tu ne crois pas si bien dire : ma femme après m'avoir annoncé qu'elle partait avec mon meilleur ami, a ajouté en bas de page : "PS : Il y a de la viande froide dans le réfrigérateur."
- Et en plus elle se moque de toi ! C'est monstrueux ! Mais ça pourrait être pire !

- Hélas oui ! Tout ça le même jour, ça m'a fait un coup au coeur. Je me sentais mal, j'avais du mal à respirer, mes battements cardiaques s'accéléraient de plus en plus, je me suis rendu aux urgences. Quand - enfin ! - un cardiologue m'a ausculté il a été direct : "Avec un coeur comme le vôtre, vous n'en avez plus pour très longtemps !"
- Quel cauchemar ! Tout ça dans la même journée ! Le chômage, ta femme te lâche, ton coeur aussi ... Mais il ne faut pas te laisser abattre, ça pourrait être pire !

Excédé, le pauvre ami qui a tout perdu s'indigne :
- Mais qu'est-ce qui pourrait être pire ?
- Ce qui pourrait être pire ? Mais que ça m’arrive à moi !!!

A ce moment là, l’ami malchanceux, choqué, sent qu’il a touché le fond ; il a tout perdu travail, femme, santé, avenir et même celui qu’il croyait être son meilleur ami ... A moins de mourir, rien de pire ne peut lui arriver. Mais puisque ça ne pouvait pas être pire, cela ne pouvait être que mieux !
Au diable les phrases toutes faites, les amis qui n'ont pas vraiment d'empathie, sauf pour eux-mêmes ! Au diable épouse et patron ! Au diable ce qui se dit et ce qui ne se dit pas ! Au lieu de subir les phrases toutes faites et les non-dits, écrans de fumée qui empêchent la parole vraie, il se met à chercher ses propres mots pour penser (ou panser) ses maux. C’est ce jour là qu’il commença à guérir...''

Dire ou ne pas dire ? Optimiste ou pessimiste ?

La situation est mauvaise, très mauvaise.
Le pessimiste dit :
- Pire que ça, ce n’est pas possible.
Et l’optimiste :
- Mais si ! C’est possible ! C‘est possible !


Source

  • ça pourrait être pire, Hubert Reeves, "La petite affaire jaune", Elytis 2011.


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