Peut-on penser l’actualité, peut-on penser sur l’actualité ?

On ne peut agir, interagir, vivre en un mot, qu’au présent … mais le sage se doit de le vivre en pleine conscience, avec suffisamment d’objectivité

Le passé et le futur ne constituent pas des réalités en soi. A l’instar de la lune qui n’émet pas sa propre lumière mais peut seulement refléter la lumière du soleil, le passé et le futur ne sont que de pâles reflets de la lumière, du pouvoir et de la réalité qu’est l’éternel présent. Leur réalité est empruntée au présent. » Eckhart Tolle : "Le pouvoir du moment présent - guide d’éveil spirituel", J’ai lu, collection Bien-être, Ariane Edition, 2000, p 66.

Un conte en Introduction : Discours au vent - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Le conte zen, une histoire venue du fond des âges, de l'Inde, de la Chine, du Japon, usée à la pierre du temps qui nous aide à découvrir l'invisible dans le visible, l'absolu dans le relatif, l'éternel sous les traits de l'éphémère. Par des chemins insolites, ces paroles nous aident à franchir "la porte sans porte", nous rendent plus accessible l'étonnante liberté, la sagesse, le mystère du zen.
Au long des siècles, les maîtres zen ont toujours utilisé le conte pour transmettre leur enseignement. En voici un exemple par ce conte philosophique qui met en évidence la force du présent qui prime sur les réflexions philosophique pensées auparavant :

Un moine zen se disposait à parler sur la grand-place d'un village. Il avait soigneusement rédigé son discours et il s'apprêtait à le lire quand un brusque coup de vent fit s'envoler les feuilles dans les branches d'un citronnier. Pris au dépourvu, incapable de retrouver le fil de sa harangue, il dit :
Philosophe zen_https://www.fabulartz.fr/products/philosophe-sous-le-soleil-levant-tableau-japonais - Mes amis, voici en résumé ce que je voulais vous exposer : )quand j'ai faim, je mange ; quand je suis fatigué, je dors !
- Mais tout le monde ne fait-il pas comme vous, Maître ? interroge quelqu'un dans la foule.
- Non, pas de la même façon.
- Pourquoi, Maître ?
- Quand les gens mangent, ils pensent à mille choses, quand ils s'endorment, ils pensent à leur problèmes. Voilà pourquoi ils ne font pas comme moi.
Alors le moine descendit au milieu d'eux, recueillit les dons et à ceux qui le questionnaient encore, il répondit :
- Quant aux détails, vous les trouverez dans les branches du citronnier.


Sources :

  • Lu sur un site "zen". L'auteur de cette page dit avoir trouvé ce conte dans un tiroir, mais sa provenance est inconnue.
  • Tableau : https://www.fabulartz.fr/products/philosophe-sous-le-soleil-levant-tableau-japonais


Quelques questions soulevées par ce conte :

  • Les auditeurs sont saisis et inspirés par les mots de la fin : les détails sont dans les branches du citronnier … Cette répartie terre-à-terre, inspirée par le présent, est perçue comme une métaphore :
  • la sagesse possède des racines profondes, un tronc puissant, mais suit de nombreuses ramifications ...
  • mais pourquoi un citronnier ?
  • pourquoi ce départ précipité ?
  • Est-ce pour nous signifier que le sage ne peut intervenir dans les affaires de ce monde ?
  • La vie n’est-elle faite que de détails sans importance, d’illusions ?


Mes réflexions sur ce conte :

  • Pour transposer ce conte localement, on peut remplacer le citronnier par un olivier, symbole de paix. Mais, chez nous, en France, à Menton notamment, le citron est paré de toutes les vertus.
  • Le citronnier est un arbre symbole de dialogue, 2 citrons-https://www.mieux-vivre-autrement.com/les-pouvoirs-du-citron-un-produit-naturel-souvent-copie-rarement-egale.html de liens indéfectibles. Le Yuzu ou citronnier du Japon est très connu pour le parfum de ses fruits, pour la qualité gustative de son jus et de son zeste. Séchées, les fleurs de citronnier entrent dans la fabrication des charmes d'amour tandis que les feuilles servent en Asie du Sud-Est à composer des thés aphrodisiaques. On lui confère bien des vertus : Longévité ; Purification ; Protection ; Affection ; Fidélité. Pour en savoir plus, consulter un article très complet sur le citron ici.


  • Le vent, cet impondérable, fait revenir au présent le moine ; le voilà saisi par l’actualité du moment.
  • Etre dans le vent c'est une ambition de feuille morte ! Pour faire l'évènement, il est bon d'être dans le vent, mais on s'expose alors à n'être qu'un évènement éphémère, superficiel. L'actualité à peine éditée est déjà une feuille morte qui s'envole bien vite loin de nos mémoires. Feuille morte découpée_La dépêche.fr_06-08-2014https://www.ladepeche.fr/diaporama/il-transforme-les-feuilles-mortes-en-oeuvres-d-art.htmlLa mode - cette dictature de l'éphémère qui s'exerce sur les transfuges de l'éternel - remplace la tradition abolie ; la variation tient lieu de variété et la diversion fleurit sur le tombeau de la diversité. Ainsi les engouements collectifs se succèdent sans laisser de traces : la feuille morte voltige d'un lieu à l'autre, mais tous les lieux se valent pour elle, car son unique patrie est dans le vent qui l'emporte... L'équilibre et l'harmonie (1976) de Gustave Thibon. L'artiste iranien Omid Asadi a eu l'idée de ramasser les feuilles tombées des arbres et de les façonner de manière à en faire de véritables tableaux.


  • Les feuilles du discours s'envolent au vent ; ne reste que l'essentiel de la sagesse zen : être présent en pleine conscience.
  • On ne peut agir, interagir, vivre en un mot, qu’au présent … mais le sage se doit de le vivre en pleine conscience, avec suffisamment d’objectivité. Ce que vous considérez comme le passé est le souvenir d’un ancien moment présent mis en mémoire dans l’esprit. Lorsque vous vous souvenez du passé, vous le ravivez en mémoire. Le futur est un présent imaginé, une projection du mental. Quand le futur arrive, c’est sous la forme du présent. Lorsque vous pensez au futur, vous le faites dans le présent. De toute évidence, le passé et le futur ne constituent pas des réalités en soi. A l’instar de la lune qui n’émet pas sa propre lumière mais peut seulement refléter la lumière du soleil, le passé et le futur ne sont que de pâles reflets de la lumière, du pouvoir et de la réalité qu’est l’éternel présent. Leur réalité est empruntée au présent. (Eckhart Tolle : Le pouvoir du moment présent - guide d’éveil spirituel, J’ai lu, Bien-être, Ariane Edition 2000).


Présentation de Michel Tozzi : La philosophie et l'actualité - - - - - - -

Ci-dessous de larges extraits de la présentation, mes petites annotations dont une histoire de Nasreddine :

Qu'est-ce que l'actualité ?

  • Pour qu’il y ait actualité (condition nécessaire mais non suffisante), il faut que quelque chose existe en fait, et non pourrait ou devrait exister. Et que ça arrive au présent.
  • Mais tout ce qui arrive ne fait pas actualité : tout dépend de l’événement, de sa signification, sa portée
  • L'évènement peut être quelque chose de provoqué à dessein, pour déclencher de l’émotion, « faire le scoop », pour que l’on en parle, et que cela produise des effets attendus : on « fait alors l’événement ».
  • L’actualité est aujourd’hui ce dont on parle dans les médias. Ceux qui font l’actualité, ce sont les journalistes, et on peut critiquer leurs critères de choix (Fiabilité des sources, recherche du scoop, priorité de l’émotion). La question de l’échelle est déterminante.


Peut-on penser philosophiquement l’actualité ?

  • C’est chercher quel est le sens profond de ce qui arrivesinge_journal, en quoi l’événement, souvent imprévisible d’ailleurs, est significatif de l’histoire de l’humanité, de la nation, marquant au niveau historique, social, culturel, anthropologique.
  • Quelle est donc le sens d’un événement ? Le point de vue du journaliste, de l’historien, du sociologue et du philosophe ne sont pas les mêmes.
  • C’est très difficile de penser philosophiquement l’actualité, à cause du manque de recul, de réflexion et de profondeur face à l’immédiateté et aux émotions soulevées : ce n’est souvent qu’a posteriori que bien des événements prennent tout leur sens.


Peut-on philosopher sur l’actualité ?

source_de_la_news.gifUne difficulté majeure ici est l’information, pour discuter à partir de faits bien établis. Or la notion de fait est problématique :

  • d’une part un fait semble donné, il s’impose à nous, manifestant une résistance du réel.
  • mais d’autre part les faits sont construits : la science construit des faits, nous dit Bachelard. Par exemple, un fait historique est mis en évidence par les historiens selon des méthodes rigoureuses : recherche et analyse de documents indépendants entre eux, critique interne et externe de ces documents etc.
  • Ils peuvent être manipulés : la guerre (le mot est interdit) devient pour Poutine une « opération spéciale », les témoignages peuvent être difficiles à recueillir, partiels, et surtout biaisés par l’idéologie, les enjeux de pouvoir, tel ou tel média, la recherche du scoop. Et les réseaux sociaux réagissent instantanément, et regorgent de fake news, infox, « vérités alternatives » …
  • Nietzsche disait : Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Quelle est alors la bonne interprétation ? A moins qu’elles ne se valent : mais alors l’événement risque de ne plus avoir grand sens !


Les faits passés sont validés dans leur existence par le crible méthodologique des historiens. Mais les « faits » présents, face aux « faits alternatifs » de la post-vérité ?

Note 1 : une histoire de Nasreddine qui suggère une méthode pour faire le tri quand on ne sait plus comment reconnaître la vraie information. Un tri par élimination ?

Comment retrouver l'âne dans le noir ?
Nasr_Eddine_Vieux

Nasreddine est parti en voyage avec son âne. En chemin, il s'arrête dans un caravansérail. Il attache son âne dans le lieu réservé aux bêtes, il dîne et se met au lit tôt pour pouvoir se réveiller très tôt. Il veut repartir avant l'aube.
Le lendemain matin, lorsqu'il se réveille, il fait encore nuit. Quand il sort prendre son âne, il n'arrive plus à reconnaître son animal dans le noir. Il réfléchit quelques instants, puis se met à crier :
- Au feu ! Au feu !
Les autres voyageurs du caravansérail prennent peur en entendant les cris de Nasreddine. Ils sautent de leurs lits et sortent. Chacun prend son âne et quitte le caravansérail.
C'est ainsi que l'âne de Nasreddine demeure seul. Nasreddine monte sur son dos et s'en va tranquillement.


L’actualité peut être à la fois un support pour la réflexion et un exemple à analyser.

  • Certains pensent que le philosophe doit se taire sur l’actualité, et réfléchir sur des exemples passés, faute de quoi il risque d’être piégé par l’immédiateté de l’actualité et pris dans les opinions.
  • D’autres au contraire pensent que le philosophe doit être la « conscience de son temps » … Par exemple Sartre affirme que le philosophe doit être un « intellectuel engagé », et prendre position dans le débat public et par des actions militantes (Ex. Sartre sur son tonneau à Boulogne-Billancourt haranguant les ouvriers, ou Simone Veil ne mangeant pendant la guerre que l’équivalent d’une ration alimentaire française par solidarité, ou Foucault dans sa lutte contre la logique des prisons et la société du contrôle).


Bref, devant l’actualité, le philosophe doit être prudent dans ses analyses et commentaires, car sa responsabilité philosophique est engagée …

Note 2 : Peut-on penser et agir dans le présent ? Charles Pépin, "Une semaine de philosophie – les bases de la philo en sept jours", Essai, J’ai Lu, Flammarion, 2006, pp 29-30 puis 32 et 34.

  • Selon le philosophe Charles Pépin, au-delà de la réflexion, c’est l’action qui peut nous rendre heureux : Réfléchir, chez les Anciens, pouvait nous rendre heureux, parce que l’action humaine était dévalorisée au regard de cette activité supérieure qu’est la vie contemplative. L’action était même souvent conçue comme une vaine agitation parce que la Vérité était pensée comme Immobilité. (…) Le bonheur du sage venait ce ce qu’il touchait, par la pensée, cette Vérité immobile.(...) Nous ne voyons plus la vérité ainsi. Nous la concevons désormais comme Mouvement. (…) L’astronomie moderne n’a mis en évidence aucun ciel des idées immobiles mais un univers infini en expansion rapide. Agir, pour nous, ce n’est donc plus s’agiter : c’est œuvrer. Notre approche de la réflexion s’en trouve changée. Réfléchir, c’est s’inscrire dans le mouvement, préparer l’action en mesurer l’effet.
  • La réconciliation de la sagesse avec l’action se fait lorsque la réflexion est préparation à l’action. C’est notre réflexion qui met en forme les termes du choix et envisage les conséquences. C’est par elle que nous prenons la mesure de notre pouvoir et de notre responsabilité. (…) Elle peut être aussi conscience objective de l’action accomplie, retour sur cette action, pesée de son sens et de sa portée, notamment au travers de cette reconnaissance qu’elle nous procure.
  • La réflexion ne nous apporte pas le bonheur mais nous rend plus vivants, capable de plus de bonheurs comme de plus de malheurs (…) c’est cet agrandissement de nos possibilités de vie, et donc aussi de nos affects, de nos émotions, que la réflexion nous a offert peu à peu, en nous arrachant à l’animalité.


Un conte en conclusion : Nasreddine veut s'impliquer - - - - - - - - - -

Est-ce que le philosophe qui doit prendre du recul pour penser le présent peut influer sur l'actualité ? Certains pensent qu'il faut être "engagés" et s'exprimer en public pour faire bouger les autres. D'autres pensent que c'est peine perdue, que la place du philosophe est en dehors de l'actualité présente pour analyser la situation d'une manière philosophique plus neutre, sans être influencé par les actualités.
Le conte de sagesse Nasreddine et le partage des richesses se veut humoristique pour faire passer une dure leçon ; il pose aussi la problématique de l’implication ou non du philosophe dans l’actualité. Et aussi peut s'utiliser pour montrer qu'on peut rapporter les faits à son avantage, fausser les statistiques ... (ça s'est déjà vu et même récemment avec les statistiques d'un certain laboratoire pour vanter les mérites d'un certain "vaccin").

Conte adapté pour le café-philo :creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

C'est une période difficile. un temps de restriction, d’inflation, de manipulation de la part des puissants au détriment des gens du peuple qui souffrent. Fatima demande à Nasreddine de faire quelque chose pour aider les gens malheureux car la vie dans le village est devenue intolé­rable : la moitié des gens est très riche, pendant que l'autre moitié n'a pas de quoi manger.
Nasreddine, lui, est convaincu que ce n’est pas son rôle … il sait, en quelques mots, donner une réponse claire et inattendue dans toutes les situations, mais pas question de faire de la politique !
Fatima insiste :
- Si toi, qui es respecté de tous, tu arrivais à les convaincre de partager leurs richesses, alors, tout le monde pourrait vivre heureux.
Nasreddine_http://www.trekearth.com/gallery/Middle_East/Turkey/Marmara/Istanbul/photo1295074.htm- Tu as absolument raison, femme, j'y vais de ce pas.
Nasreddine quitte sa maison et ne revient que le soir, complètement épuisé.
- Alors ? demande sa femme avec impatience.
- Alors ? J'ai réussi à moitié ... et même un peu plus ...
- Comment ça, "à moitié" ? " "et même un peu plus" ... 60, 70, 75 % ? Mais c'est formidable ! Une majorité absolue va changer les choses !
- Si tu veux faire parler les chiffres plutôt que les gens … Moi je ne dirai pas cela … il n'y a pas de quoi être fier : J'ai réussi à moitié : les gens modestes ont approuvé pour la plupart et j'ai réussi à convaincre les pauvres ! mais à 100 % ...


Sources :

  • Le partage, Jihad Darwiche, "Sagesses et malices de Nasreddine, le fou qui était sage" - tome 1, Albin Michel, 2000.
  • Les riches et les pauvres, Michel Piquemal, "Les philo-fables", Albin Michel, 2008.