Un conte en Introduction : Nasreddine porte-parole - - - - - - - - - - - -

Nasreddine a quelque difficulté à représenter tous ceux qui veulent rester anonymes ; peu soutenu, il ne peut citer des noms mais des «on». Alors, il va les faire réagir à leurs dépens. Voilà ce qu'il en coûte de ne pas avoir le courage de ses opinions ! C'est ce qu'on va voir ...

Le on sert d'écran aux lâches :

Adaptation personnelle :creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Le sultan Tamerlan possède un éléphant. elephant_gif_animeIl le laisse aller et venir à sa guise : il saccage les champs des paysans. Cet éléphant est devenu une véritable calamité.
On appelle Nasreddine, on lui demande d’intervenir auprès de Tamerlan. Nasreddine accepte, mais à une condition :
- Demain, je veux dix à quinze personnes pour m’accompagner.

Le jour suivant, Nasreddine se met à la tête du groupe. Quand ils arrivent près de la tente de Tamerlan, Nasreddine se retourne et voit qu’il est seul. Tous les autres se sont enfuis, effrayés à l’idée d’affronter Tamerlan. On préfère ne pas se faire remarquer et rester anonyme... Nasreddine est assez mécontent :
- Quelle bande de .ons ! Puisque c’est comme ça, on vont voir ce qu'on vont voir …
Nasreddine est bien décidé à les pousser à réagir avec un peu de courage s’ils veulent avoir gain de cause au lieu de se cacher dans une foule qui reste à distance.

Nasreddine entre, seul, dans la tente pour parler à Tamerlan. Quelques uns s'approchent pour entendre mais restent prudemment dehors sans se faire connaître. On veut bien savoir, mais on ne veut pas se faire remarquer …
- Excellence, les gens d’ici sont mécontents et se plaignent d’un éléphant dévastateur. mais on n’ose pas se présenter devant votre grandeur. Je vais vous rapporter les on-dits qui courent au sujet de l’éléphant. On dit partout qu’on l’aime cet éléphant qui se promène en liberté dans les champs …
Hors de la tente, on murmure, la foule frémit et s'agite ...
- On dit que cet éléphant est beau, majestueux, à l’image de notre sultan … On l'admire beaucoup et on le respecte.
On proteste …. Le sultan sourit, satisfait ...
- On admire sa force, sa prestance, mais pas son appétit à l’image de sa grandeur.
On approuve ...

Le sultan entend la rumeur enfler comme un grondement d'orage, comme des vagues qui déferlent
- Et qui se plaint de mon éléphant ? Qui murmure ? Qui trouve à redire de mes décisions ? Où est le chef de ce village ? Est-ce toi ?
- Oh votre splendeur ! je ne suis que le porte-parole et je n'ai pas de chef à vous présenter.
On murmure, On fait bloc, mais On ne veut pas se mettre en avant ...
Nasreddine se retourne vers la foule qui se tient prudemment dehors. Il fait de grands gestes pour inciter le chef du village à le rejoindre. On ne bouge pasAh ! On va voir ce qu’on va voir …

- On dit que cet éléphant dévore tout ce qu’il trouve mais, le pauvre, c’est parce qu’il est malheureux … On est tristes pour lui, car il est seul. Au nom de la population, tous ces .on, je suis venu vous demander de lui trouver une femelle pour lui tenir compagnie. On serait très contents pour eux et ravi de voir toute une petite famille d’éléphanteaux s’ébattre dans les champs et au bord de la rivière
On proteste avec force
- Voyez, ils approuvent ...

Elephants_famille_https://especes-en-danger.com/elephant

Tamerlan est très satisfait ; il n’aura pas besoin du 49.3 pour imposer sa décision. Mais il n’a que mépris pour cette masse informe d’anonymes :
- Tu salueras tous ces ON et leur diras que je vais remédier à la situation ... Je vais vous offrir une éléphante !
On proteste, on crie encore plus fort mais trop tard !
- On dirait qu’ils sont vraiment contents ...

En sortant du Palais, sous les huées, Nasreddine s’explique !
- Le sultan n’a entendu que des bruits indistincts, des on-dit ... il n’a rien compris ! Tant pis ! On fera mieux la prochaine fois ...

J’espère qu’eux ont compris : à force de se cacher derrière les « on », on devient un .on soi-même !


La foule des on et les on-dit, sont comme une mer agitée qui gonfle, s’étale, fait des vagues, et surtout éclabousse … puis meurt sur le sable si personne ne l’écoute.

Sources :

  • L'éléphante dévastatrice, une histoire attribuée à Nasreddine. La version qui m'a inspirée est ici
  • photo d'éléphants, sur le site "Espèces en danger - L'éléphant", https://especes-en-danger.com/elephant


Présentation de Suzanne - Qui est ‘’on’’ ? - - - - - - - - -

En résumé, et complété par quelques réflexions personnelles en note.

Un peu d'histoire :

« On » date du XIIe siècle.
Il est issu de om, datant lui-même de 842 et provenant du nominal latin homo dont l’accusatif hominem a donné « homme ». Au moyen-âge, « on » a commencé à être utilisé pour exprimer la forme indéterminée et remplacer quelques fois le pronom personnel sujet mais ce dernier peut différer en genre et en nombre.

Note 1 : l'usage du on dans la langue française. Source : Ingrid Girault, étudiante M1 TSM, Qui est « On » ? Pronom personnel indéfini mal-aimé et loué, master 30 mars 2022, ici

On peut désigner une ou plusieurs personnes :

  • une personne précise mais sans la nommer,
  • soi-même, en tant qu'individu mais sans se nommer, ou en tant que personne incluse dans un groupe évoqué,
  • nous, lorsque la personne qui emploie le on s'inclue dans le groupe
  • un groupe de personnes sans précisions sur celles-ci, dont on ignore l'identité par exemple.

En littérature on peut remplacer je, nous, vous :

  • L'usage du on est une marque de modestie en littérature pour éviter de dire "Je" ou "nous"
  • on peut remplacer tu, il/elle, il(s)/elle(s) : Il y avait un homme qui, depuis six jours, était à l’agonie ; on ne savait plus que lui ordonner… MOLIÈRE , Dom Juan, Sganarelle.
  • on peut remplacer "nous" : On a nettoyé la maison
  • on peut remplacer "vous" : Et maintenant on est attentives, on prend ses cahiers et on se met au travail

On peut, selon le contexte, avoir une valeur englobante qui ne désigne personne en particulier et peut :

  • évoquer l’Homme dans son ensemble, il est souvent utilisé dans les chansons : On n'est pas là pour se faire engueuler où le on est largement utilisé dans son texte pour l'opposer au refrain qui commence par Alors j'ai dit (Boris Vian), On ira tous au paradis (Michel Polnareff), On dirait le Sud (Nino Ferrer), On va s’aimer (Gilbert Montagné), On se retrouvera (Francis Lalanne), On s’attache (Christophe Maé), Alors on danse (Stromae) … 
  • représenter l’opinion générale
  • ou encore exprimer des généralités, notamment au travers de réflexions et citations.

Quelques exemples :

  • « On est bien peu de choses. » (l’Homme, réflexion)
  • « On dit que le film n’est pas terrible… » (opinion générale)
  • « On en a marre. » (plusieurs personnes indéterminées)
  • « On m’a volé mon billet. » (une personne indéterminée)

Quelques expressions formées à partir du on :
L’usage de « on » pour l’opinion générale a engendré des formes composées de celui-ci : un on-dit, le qu’en-dira-t-on.

on-dit, rumeur : Un bruit anonyme, mais chargé de sens. C’est donc que quelqu’un parle. Qui ? Personne, tout le monde : le sujet de la rumeur et le on, qui est moins un sujet qu’une foule impersonnelle et insaisissable. La rumeur fait comme un discours sans sujet, dont personne n’a à répondre. C’est ce qui la rend particulièrement propice aux fausses nouvelles, aux sottises, aux calomnies. Seul celui qui la lance , s’il y en un en est vraiment responsable. Seuls ceux qui se taisent ou la combattent en sont vraiment innocents. L’idéal serait de n’y prêter aucune attention. La moindre des choses, de ne pas en rajouter. Ce ne sont que des on-dit, qu’on ne peut toujours ignorer mais qu’il faudrait interdire de propager. (André Comte-Sponville, « Dictionnaire philosophique », Presses Universitaires de France, 2001)

le qu’en-dira-t-on permet de faire taire tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s'opposer à la masse des anonymes (on ne sait contre qui se retourner), la foule, la majorité bien-pensante et peu pensante qui constitue le on qui dira ce qui doit se faire ou penser.

Les fonctions du "on" :

"On" désigne avant tout un homme qui vit en société, le sens commun, l’opinion publique.

  • en s’incluant "on" dit ce qu’il faut faire, comment se comporter en société, ce qu’il faut penser de telle ou telle chose ou d’un évènement
  • sans s’impliquer soi-même : on colporte les ragots, les on-dit
  • Les énoncés du type on…  passent souvent inaperçus, car ils indiquent toujours la manière ordinaire de faire les choses.


L’avantage du "on" est de faciliter la vie en société, de donner à tout un chacun une grille de lecture commune du monde, des évènements. Le « on » serait par là-même ce qui rend le monde ambiant abordable, praticable et cohérent, en disant les normes auxquelles se conformer. Pronom indéfini, il favorise l’occultation de l’ego.

  • On apparaît comme une autorité normative impersonnelle qui garantit le « socialement correct » entre personnes de même origine, d’âge ou de culture et qui donne sa cohérence au groupe.
  • Le on péremptoire est souvent nécessaire car sans cela tout le monde ignorerait les codes qui rendent possible la vie en société. On donne au propos tenu une autorité à laquelle il est difficile de s’opposer car n’émanant pas d’une personne déterminée.
  • Il permet de légitimer nos actes ou nos pensées, sans avoir à en démontrer la véracité ni à les assumer en propre. Cela permet d’intervenir sur des sujets hors de nos champs de connaissance ou de compétence.


Mais, se soumettre aux normes de la majorité présentent aussi des inconvénients :

  • Les normes déguisées sous les on fait ceci, ou cela nivellent les comportements par le bas, génèrent le conformisme, l’attitude passive face à des situations qui peuvent pourtant être moralement indéfendables. Le On fait comme cela se transforme facilement en On doit faire cela, déculpabilisant.
  • Cet type d’énoncé conduit à l’irresponsabilité, à la démission. il évite penser par soi-même puisqu’on se réfugie derrière la force du « on », les traditions, les usages, le plus grand nombre. Pour Pierre Bourdieu, « Le “on” serait un « assisté », qui se dérobe aux responsabilités, se décharge de sa liberté, vit par procuration, en irresponsable, il s’en remet à la société, ou à l’“État providence”.
  • Si, « on » rassure l’individu dans sa compréhension du monde dans lequel il vit, il légitime aussi ses préjugés et conforte ses idées reçues. On facilite la vie en société, mais participe tout autant à l’exclusion de celui qui n’a pas les mêmes normes, de l’étrange ... étranger.
  • On favorise le bavardage ambiant, les « talk show » débilitants de gens qui n’ont rien à dire.
  • On évite de penser par soi-même car le on n'est personne. On meurt tous un jour ou l'autre permet d'éloigner l'idée de la mort, pensée comme un évènement extérieur à moi-même. (Heidegger)


Note 2 :
Il est plus facile de se réfugier dans les idées communes, les idées toutes faites, que de penser par soi-même
("Le laboureur et les mangeurs de vent", Boris Cyrulnik)

Qui est "on" ?

Heidegger, à la question « qui suis-je ? », répond que je ne suis pas ordinairement moi-même, dans la mesure où je suis toujours et avant tout on, au détriment de soi-même en tant qu'individu pensant et libre de ses choix. Pour approfondir, consulter Heidegger et l’être du On, Christophe Perrin.

  • Le on s’avère la manière spontanée d’exister. ("Être et temps", Martin Heidegger). En effet, au quotidien nous sommes comme « on » est, faisons ce qu’« on » fait et disons ce qu’« on » dit. (…) par souci d’être avec les autres, besoin de conformisme, tendance naturelle à la paresse.
  • Être soi-même n’a rien de courant.


Conclusion à débattre

A la question qui est « on », il est, donc, déjà établi que c’est quelqu’un ou quelque chose qui

  • dicte les normes sociales,
  • facilite le vivre ensemble
  • mais également l’exclusion de certains,
  • permet de se décharger de la responsabilité de ses actes,
  • évite de redouter la mort et de la penser comme mienne.


Un conte en conclusion : Avare ou généreux ? - - - - - - - - - - - - - - - -

On dit que ...
La rumeur est le porte-parole des lâches qui se cachent derrière le On.

Avare ou généreux ? C'est selon la rumeur...

Nasreddine en a assez d’être importuné par les enfants qui tournent autour de lui. Mais il n’est pas à court d’idées pour les éloigner ... il lance une rumeur :
- On est bien agité aujourd’hui … Allez plutôt donc voir là-bas si j’y suis … Il paraît que l’homme le plus riche du village donne un grand banquet sur la place du village ! Enfin, c’est ce qu’on dit ...

Les enfants partent en courant
Les parents demandent où ils courent si vite :
- Vous ne savez pas ? l’homme le plus riche du village donne un grand banquet sur la place du village !!!
Bientôt tout le village se dirige vers la place, certains courent, d'autres hâtent le pas, les plus agés trottinent aussi vite que possible. Ils annoncent à tous ceux qu’ils croisent :
- Vite, vite ! on dit que l’homme le plus riche du village donne un grand banquet !

Nasreddine les voit passer et commence par en rire.
- On leur parle de banquet, et ils y courent, sans y être invité, sans même savoir si c’est vrai …
Mais plus il voit les gens courir, plus le doute envahit son esprit :
- Quand même, ils y vont tous … Et si c’était vrai ???
Alors, Nasreddine se met à courir lui aussi … ON ne sait jamais ...

La seule certitude qu'a Nasreddin Hodja est qu'il n'est pas invité, mais peu importe ! c'est un détail, il sait comment s’y prendre : un simple on-dit peut faire courir tout un village, un autre lui ouvrira les portes. Il suffit simplement de se présenter au dîner …

Nasreddine fend la foule qui attend devant la porte du riche, espérant - on ne sait jamais … - partager à défaut du repas, au moins les restes, au moins les miettes. Il va trouver l’hôte et lui dit :
- On dit que tu prépares un grand banquet ... Mais je suis juste venu te dire que, au village, on raconte qu’il n’y a pas plus avare que toi.
- Moi avare ! Si je l’étais, est-ce que je donnerais un banquet (à ce qu’il paraît) ?
- Me voilà rassuré, dit Nasreddine, on dit vraiment n’importe quoi ! les gens qui parlent ainsi ne sont que des mauvaises langues, jaloux de ta prospérité. Quant à moi, je n’ai jamais douté de ta générosité.
Il entre tranquillement dans le jardin du riche commerçant et va s’asseoir : il attend, avec confiance, de se faire servir.

On ne sait jamais …
On, c’est quelqu’un mais on ne sait pas trop qui
On, c’est eux … On, c’est moi aussi ….

Autre conte sur les conséquences des on-dit

Petite adaptation personnelle :

Zeng Shen était un disciple de Confucius. Il partit voyager dans le royaume de Feï. Mais voilà qu'il arrive dans ce pays, qu'un homme qui portait le même nom que lui, commit un meurtre.

Un voisin de la mère du disciple qui revenait de voyage, entre chez la vieille femme et lui dit :
- J’ai appris que votre fils a été arrêté pour assassinat.
Madame Zeng, assise devant son métier à tisser, répond sans arrêter son ouvrage, sans même détourner la tête :
- Impossible. Mon fils n’est pas capable d’une telle chose.

Qui peut croire ici une chose pareille ? Sa parole à elle, connue de tous comme une femme honorable, devrait suffire à faire taire cette médisance ...

Un peu plus tard, une voisine pointe le bout de son nez par la fenêtre :
- Il paraît que ton fils a tué quelqu’un.
Cette fois-ci, la vieille s’arrête de tisser et ne dit rien.

Son regard se fait sévère ... ce qui n'empêche pas la femme de sortir rapporter ce meurtre à tous ceux qu'elle rencontre.

Le soir, devant la porte de la maison, un inconnu demande à un passant :
- Est-ce ici qu’habite Zeng Shen, le meurtrier ?

Tout le pays a entendu la rumeur qui court ...

Le lendemain matin, la mère de Zeng Shen fait son sac. Et elle part en toute hâte pour le royaume de Feï.
Tu peux saisir à temps la main qui va te frapper.
Mais la langue qui t’accuse, comment l’arrêter ?


Source :

  • La rumeur, contes des sages taoïstes, Seuil, 2004, p 155