La force des traditions : Bonne ou mauvaise influence ?

Faut-il préserver les traditions à tout prix ? Sont-elles un facteur d'unité ou un critère du passé qui divise ?

Elles peuvent être un trait d'union au sein d'un groupe et donnera à chaque individu du sens à sa vie (Voir le conte Les mots oubliés) :

  • L'utilité en particulier d'une tradition est d'offrir à tous ceux qui l'énoncent et la reproduisent au jour le jour le moyen d'affirmer leur différence et, par là même, d'asseoir leur autorité. Gérard Lenclud, ''La tradition n'est plus ce qu'elle était...'', §35.


Par contre, préserver les traditions sans savoir pourquoi est un appauvrissement de l'esprit, comme le montrent les deux autres contes ci-dessous.

  • Ce ne serait donc pas la tradition qui ferait les sociétés traditionnelles mais le degré de soumission à ce qu'elle énonce. Les sociétés traditionnelles seraient des sociétés de conformité (...) Mais moins l'homme en est conscient, plus il obéit à la tradition.... Gérard Lenclud, ''La tradition n'est plus ce qu'elle était...'', § 39


1/ Les mots oubliés :

Effet positif de la tradition transmise : même si on ne sait plus comment elle s'est construite, elle peut unir et donner force. Croyances et traditions unissent tout un groupe et valorisent l'individu en donnant un sens à sa vie. Elles constituent le lien qui unit les individus et renforce le communautarisme. Le simple fait de suivre une tradition et d'y croire fait du bien ...

Foret_Huelgoat_http://www.pnr-armorique.fr/Decouvrir/Le-patrimoine-naturel/Milieux-remarquables/ForetsLe rabbin Baal Shem Tov, connu comme un homme sage, ne supportait plus la misère dans laquelle se trouvait son peuple. Il allait un certain soir, dans une certaine forêt, au milieu d'une certaine clairière, y faire un feu d'une certaine façon et implorait Dieu d'une certaine manière, avec certaines paroles. (Mais rien n'est certain ...) Il priait et il était exaucé, la misère qui s'abattait sur son peuple s'adoucissait.

Après sa mort, les persécutions revinrent : brimades, pogroms, ghetto ... Ses successeurs voulurent s'adresser à Dieu comme ils l'avaient vu faire mais ils ne se souvenaient pas de la façon dont il formulait la prière. Mais ils allèrent quand même, la nuit qu'il fallait, dans la forêt et la clairière qu'ils connaissaient, faire un feu comme ils l'avaient vu faire et en connaissant plus les mots de la prière demandèrent seulement que leurs souffrances soient adoucies. Ils furent exaucés.

Des générations plus tard, quand les difficultés réapparurent, on se souvint du bon rabbin et de ses successeurs qui allaient implorer Dieu un certain soir, dans une certaine forêt, dans une certaine clairière, en faisant un feu d'une certaine façon, en priant d'une certaine manière. Mais on ne savait plus avec quels mots prier, ni comment faire le feu, même pas où étaient la forêt et la clairière...

Alors, ils se racontèrent l'histoire et ils implorèrent Dieu d'adoucir leurs épreuves et ils furent exaucés.


Source :

  • Les mots oubliés, Bruno de la Salle, "Le conteur amoureux", Casterman 1995, pp 27-28((/public/couvertures/.conteuramoureux_t.jpg|Bruno-de-la-Salle_Le-conteur-amoureux|R|Bruno-de-la-Salle_Le-conteur-amoureux, avr. 2010)
  • Le personnage central est Israël ben Eliezer, rabbin connu sous le nom de Baal Shem Tov (qui signifie Maître du Bon Nom), né le 25 août 1698 et mort le 22 mai 1760 en Pologne. Il est né seulement cinquante ans après les pogroms des cosaques qui, en 1648, ont ravagé les communautés juives d’Europe orientale : 100 000 Juifs sont massacrés dans toute l’Ukraine. Pour aider son peuple à surmonter ces épreuves physiques et morales, le Baal Chem Tov prône la joie populaire contre l’austérité et l’élitisme des autorités religieuses de son temps.


2/ L'importance du chat dans la méditation
ou les traditions mal comprises

Bien souvent le sens des traditions se perd avec le temps, et seuls quelques initiés y trouvent un sens, mais l'obligation de la transmission demeure. Une tradition qui a perdu son sens n'a plus de raison d'être ; c'est un lien qui muselle de l'esprit.

Nombre de règles auxquelles nous obéissons de nos jours n'ont aucun fondement, ou bien le sens s'est perdu car il ne correspond plus à notre mode de vie. Pourtant si nous désirons agir autrement, nous sommes considérés comme immature, fou ou déviant. (Voir le conte L'eau qui rend fou ici). Puis avec le temps, et avec le nombre d'adhérents, s'installe une nouvelle norme. A nous de nous interroger : quel est le sens des traditions anciennes ou nouvelles ? faut-il y adhérer ?

Un conte zen du japon illustre ceci en deux épisodes :
Résumé :Chat aux aguets-trou de souris-https://www.wikistrike.com/article-un-parasite-fait-perdre-aux-souris-leur-peur-des-chats-116869183.html Les rats viennent manger les offrandes exposées dans un temple bouddhique ; le panchen-lama (c'est le deuxième chef spirituel du bouddhisme tibétain, après le dalaï-lama) recommande de prendre un chat. Le chat est très utile, le lama s'y attache et aime l'avoir près de lui. Le chat enseigne à un samouraï l'art de la méditation, la patience et la concentration pour agir au bon moment. Ainsi, le chat est entré dans le temple par utilité, puis s'est installé par affection, et y est resté par habitude. On en a fait une tradition suivie de génération en génération. Mais on ne sait plus pourquoi le chat est dans le temple. Puis vint un moine qui ne supportait pas les chats : il les décrète inutiles, encombrants, coûteux. Plus de chat dans le temple ... Mais l'enseignement reste le même.
En conclusion : Lorsqu'on ne sait pas donner sa place au chat, il s'en va ... Ne sont restés que des écrits savants sur la méditation AVEC ou SANS le chat ... Pas de quoi fouetter un chat ! qui, lui, reste fidèle à lui-même, indépendant mais bienveillant pour celui qui l'accueille.

Dans sa première version, qui explique la venue du chat au temple, ce conte zen montre que le chat du temple est un maître à sa façon quand, après des heures de méditation somnolentes, il peut, d'un seul bond, neutraliser le rat qui narguait le samouraï. Le chat du temple est à lire dans l'article ''Le sauvage, bon ou mauvais ?''. Cette version explique et justifie la présence du chat ... Petit résumé :

Le chat du temple creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Le chat du temple est un vieux chat endormi sur un coussin au pied du moine ; il va le confier pour quelque temps à un samouraï qui ne peut méditer dans sa retraite en raison des rats. En effet, lui dit le maître zen, depuis que ce chat est là nous n'avons plus aucune souris et encore moins de rat. Le chat, par sa présence, sa stratégie toute féline, va être un maître pour le samouraï : il va comprendre qu'en fin stratège le chat a endormi la vigilance de son adversaire avant d'attaquer. Il y a beaucoup à apprendre en observant le côté sauvage en nous et autour de nous ..


Puis ce conte japonais a été revisité par Paulo Coelho et montre les aléas de la transmission d'une tradition et en conséquence sa perte de sens :

L'importance du chat dans la méditation creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Un grand maître bouddhiste zen, responsable du monastère de Mayu Kagi, avait un chat qu'il aimait beaucoup. Il gardait le chat près de lui, à ses pieds, sur un coussin, même pendant ses leçons de méditation. Chat-Zen-Temple-moine-Flickr-https://www.flickr.com/photos/14577467@N06/10492839773/in/photolist-aeZMFF-7Xwh8L-636An-7Xwfw3-7a6RAa-7aaHTb-aPmvP2-aRA8ii-2TUGt-ckNA6o-dBqfnM-8k3bn6-afiJEm-7menka-6qjBEQ-dArcxN-dAkHzn-at8Fv-7mifyW-6bFr2u-8Qu7Zh-6kuP9a-dWp5AE-

Le maître, très âgé, mourut. En souvenir de son ancien maître, son successeur permis au chat de continuer à fréquenter les leçons de bouddhisme zen. Ce chat fut cité en exemple dans les autres monastères ; ils introduisirent peu à peu les chats dans leurs méditations.
Les années passèrent, le chat de Mahgu Kagi mourut à son tour ; les élèves du monastère étaient tellement habitués à sa présence qu'ils adoptèrent un autre chat. Les autres monastères suivirent cet exemple : ils croyaient que le chat était un élément clé de l'enseignement du Mayu Kagi ; ils avaient oublié que c'était l'ancien maître qui était un excellent enseignant.
Une génération passa et l'on vit apparaître quantité de traités techniques sur l'importance du chat dans la méditation zen. Une thèse affirmait même que le félin avait la capacité d'augmenter la concentration humaine en éliminant les énergies négatives De l'importance du chat dans la méditation zen.

Pendant un siècle, le chat fut considéré comme une partie essentielle de l'étude du bouddhisme zen dans cette région. Puis apparut un maître allergique au chat ... il décida de l'éloigner de ses pratiques quotidiennes avec les élèves. Il y eut une vive réaction de refus, de déception, mais le nouveau maître insista. Comme c'était un excellent enseignant, le niveau de ses élèves demeura le même, malgré l'absence du chat.
Peu à peu, les monastères lassés de devoir nourrir la multitude de chats qui s'étaient installés dans les temples, retirèrent les animaux des leçons.
Au bout de vingt ans, apparurent de nouvelles thèses : L'importance de la méditation SANS le chat ou Equilibrer l'univers zen par le seul pouvoir de l'esprit, sans l'aide d'animaux.
Un autre siècle passa et le chat sortit totalement du rituel de la méditation zen dans cette région. Il fallut tout ce temps pour que tout redevienne normal, sans que plus personne ne s'interroge sur la présence ou l'absence du chat ... si sa présence était utile, requise, tolérée, ou non venue ....

En fait, depuis le début, personne ne s'était posé la simple question de savoir pourquoi le chat se trouvait là ...


Sources :

  • L'importance du chat dans la méditation, Paulo Coelho, "Comme le fleuve qui coule - récits 1998-2005", Flammarion, 2006, pp 124-126
  • Le chat du temple, "Contes des sages samouraïs", Pascal Fauliot, Seuil, 2019. Ce conte est aussi connu sous le titre : "Le chat zen''.


Méditation sur ce conte, avec ou sans chat, comme on voudra :

J'ai un chat que j'aime énormément et il serait très bien dans le rôle d'un maître zen. Sa présence m'apporte beaucoup. Pourtant il doit se faire "discret" lorsque j'ai la visite d'un petit-fils allergique aux chats (et aux chevaux, mais je n'ai pas de cheval dans mon salon). Ainsi, mon chat est là ou pas ... Mais il garde toute mon affection, et je sais pourquoi.

Ce conte japonais a été revisité par Paulo Coelho, non pour nous faire croire que les chats sont inutiles ou nuisibles, mais pour servir de prétexte à se poser quelques questions sur notre façon d'interpréter ce qui fait partie de notre vie, nos habitudes, les traditions que nous nous imposons sans réfléchir :

  • Combien de "chats" servent à justifier de nouvelles règles ?
  • Combien d'entre nous, dans la vie, osent se demander : Pourquoi dois-je agir de la sorte ?
  • Jusqu'à quel point, dans nos actes, nous servons-nous de "chats" pour justifier un mode de vie auquel nous nous soumettons sans réfléchir ?
  • On nous a dit que les chats étaient importants pour que tout fonctionne bien : combien de "chats" nous sont imposés sans raison valable ?
  • Combien de "chats" n'avons nous pas le courage d'éliminer s'ils encombrent-ils notre quotidien sans aucune raison ?
  • Pourquoi ne cherchons-nous pas une manière d'agir différente ?


3/ Lorsque les morts gouvernent les vivants :

Rester figé dans le passé pour se préserver conduit à se méfier des autres, puis la peur incite à attaquer ; un conte qui dénonce un communautarisme excessif car il peut aller jusqu'au séparatisme assorti de représailles.

Lorsque les morts gouvernent les vivants est un conte de sagesse écrit par Michel Piquemal. Des événements du passé transmis de génération en génération comme une tradition peuvent détruire le présent, par peur, parce qu'on vit dans le traumatisme du passé au lieu de penser l'avenir.

- Maître, demanda un jour un de mes compagnons, vous ne nous racontez jamais les grandes histoires glorieuses du passé. N'est-il pas bon de se souvenir ?
- Se souvenir, oui ! répondit Sophios. Mais ne pas se laisser envahir ou ensevelir ! Écoutez l'histoire des Monates

II y eut autrefois un peuple appelé Monates, qui fut massacré par ses voisins, les Crébins. Ce fut une affreuse tuerie que rien ne pouvait justifier et les survivants vécurent désormais avec cette blessure ouverte en eux.

À force de courage, ils réussirent à refonder des familles et éduquèrent leurs enfants dans le souvenir de ces horribles souffrances. Les enfants firent de même, ainsi que les enfants de leurs enfants ; et les Monates vécurent alors dans une véritable obsession de ce qu'on avait fait à leurs ancêtres. Les souvenirs prirent la dimension d'un mythe qui étouffait les enfants dès leur naissance.

Par crainte de voir leur massacre recommencer un jour, les Monates s'armèrent, au point d'avoir bientôt l'armée la plus puissante de la région. Partout ils en vinrent à soupçonner des ennemis qui les menaçaient, des ennemis qu'il fallait contrôler, surveiller, voire anéantir avant qu'ils ne se montrent dangereux.

Et bientôt, ce fut à leur tour de tuer et de retourner vers les autres cette violence qui les emprisonnait depuis des siècles.
Car s'il est bon de se souvenir, il n'est pas bon de laisser les morts gouverner les vivants.


PiQUEMAL-Fables Sophios-Albin Michel, 2004 Ceci ne vous évoque-t-il pas un conflit actuel au Moyen-Orient ?

Source :

  • Lorsque les morts gouvernent les vivants, Michel Piquemal, "Petites et Grandes Fables de Sophios", Albin Michel, 2004.


Pour en savoir plus sur la transmission des traditions

Voici quelques idées intéressantes à retenir sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie, et sur le mode de transmission des traditions qui façonnent la pensée du groupe qui la reçoit et y adhère. Ci-dessous quelques extraits de l'article de Gérard Lenclud, ''La tradition n'est plus ce qu'elle était...'.

De même que tout ce qui survit du passé n'est pas ipso facto traditionnel, tout ce qui se transmet ne forme pas nécessairement tradition. (...) Ce qui la caractériserait n'est pas seulement le fait qu'elle soit transmise mais le moyen par lequel elle a été transmise. le terme « tradition » vient du latin traditio qui désigne non pas une chose transmise mais l'acte de transmettre.

De manière très générale, on peut dire qu'est traditionnel ce qui passe de génération en génération par une voie essentiellement non écrite, la parole en tout premier lieu mais aussi l'exemple.

Cette notion de tradition associe en réalité trois idées fort différentes et point nécessairement cohérentes entre elles ... chacun de ces trois éléments de définition prête à équivoque.

  • celle de conservation dans le temps,
  • celle de message culturel,
  • celle de mode particulier de transmission.


La tradition réside dans un message transmis de génération en génération (...) la tradition est, peu ou prou, une sorte de « théorisation » du monde mais tout semble se passer comme si la « tradition » n'était pas dans les idées mais résidait dans les pratiques elles-mêmes, comme si elle était moins un système de pensée que des façons de faire. (...)

  • Ce n'est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne son passé. La tradition est un procès de reconnaissance en paternité.
  • Les traditions suivies au présent justifient le passé. Si on s'en souvient, on se dit que c'est important, juste ou justifié.


(...) l'écriture tend à éliminer la part de créativité dans la constitution au jour le jour de la tradition. Mais, en même temps, l'écriture va autoriser l'éclosion d'un autre type de créativité. Puisque dans ces sociétés la tradition est précisément consignée, transcrite dans sa lettre, on peut s'en écarter et surtout s'en écarter délibérément.
Puisque la tradition est figée dans l'écriture, cela permet le changement : on peut l'oublier, s'en détacher, au moins en partie, puisqu'on n'est plus tenu de la conserver telle qu'elle dans la mémoire.
moins une société a les outils et le souci de la conservation littérale du passé, moins elle détient la capacité sinon de changer du moins de projeter le changement. Faute de tradition dûment enregistrée, on s'en tient à... la tradition.