Il y avait une fois un Roi, un petit Roi, qui n'avait pour tout royaume qu'une métairie, une mauvaise place, une ferme aride, une terre à lapins plutôt qu'un terrain exploitable.Cognassier_coing_http://www.petitpepinieriste.fr/arbre-fruitier/cognassier.htm Il avait en outre un petit verger où un beau poirier rapportait tous les ans trois belles poires ; et c'était là toute la fortune du Roi... quand il pouvait les cueillir, ce qui n'arrivait pas souvent. En l'année "cherche bien", époque où il régnait, comme vous savez, si vous connaissez l'histoire,il se trouvait fort à l'aise, car le bon Dieu lui avait permis pour la première fois, depuis trente ans peut-être, de récolter un morceau d'une poire tombée à terre, on ne sait comment. Il pu nourrir toute sa maisonnée avec son morceau de poire ! Oui, en juillet, les poires, grosses comme des melons, étaient d'argent, mais en août, elles ressemblaient à des citrouilles et elles étaient d'or !
Le tout était de les cueillir à point : or notre pauvre Roi n'y arrivait jamais. S'il avait su se contenter de ses poires d'argent, nul doute qu'il n'y fût parvenu ; mais l'avarice et l'ambition, ces deux lèpres du monde, le poussaient toujours à reculer. En regardant ses poires d'argent, il se disait encore une semaine et elles seront d'or ; et il attendait si bien que les poires disparaissaient une à une.

Notre Roitelet avait toute une nichée d'enfants : deux garçons et une demi-douzaine de filles. Quand garçons et filles furent en âge, l’aîné qui s'appelait Yann, propose au cadet, Claudik, de chiper les poires et de filer avec. Claudik refuse : Il vaut mieux être pauvre que de faire une mauvaise action.
L'aîné va demander sa part au père. Malgré son chagrin, le vieux Roi consent à faire le partage : la poire du nord à l’aîné ; celle du sud à Claudik et celle du milieu à partager entre les filles, dont, par bonheur, cinq voulaient déjà entrer en religion, dès que le bon Dieu aurait permis de les doter.

On était alors à la fin de juillet, et les poires d'argent prenaient déjà une teinte d'or magnifique. Yann se mit à monter la garde. Pendant deux jours tout alla bien, mais le troisième il prit une chopine de vin de feu pour se tenir éveillé, et le lendemain on le trouva ronflant sous le poirier, qui n'avait plus que deux poires : celle du milieu avait disparu. Et voilà nos filles encore sans dot pour une année au moins.(...)

- A mon tour de monter la garde, dit alors Claudik, en s'armant d'un grand sabre qu'il aiguisa comme un rasoir. Et là-dessus, il alla se poster contre le gros tronc du poirier. Alors il commença par jouer un petit air de biniou pour se donner du cœur. Jusqu'à minuit rien ne parut... Mais, quand le dernier coup de minuit eut sonné (...) un hibou perché dans le poirier s'envola en poussant des cris. Claudik regarda aussitôt et aperçut quoi ? Un bras long, long, qui s'allongeait entre les feuilles et une main énorme qui s'ouvrait déjà pour saisir la poire d'or... Holà ! qui va là ? Et un grand coup de sabre, Main_coupée_http://www.big-deguisement.comet voilà la main énorme de tomber, et la poire d'or de rouler à terre dans une mare de sang... Puis un grand cri, un hurlement à faire sombrer des vaisseaux, un soupir pareil à un coup de vent et puis... rien du tout.
Claudik commença par ramasser sa poire d'or, l'essuya proprement et la fourra dans sa grande poche. Mais que faire de cette main de géant, coupée au poignet, et dont les grands doigts remuaient encore ! Seigneur Dieu !... Il eut d'abord l'idée d'aller jeter la main dans la mer que l'on voyait de là; mais il songea que cette main devait appartenir à quelqu'un, et qu'une main si grande devait être la propriété de quelque géant bien riche et bien puissant, quoique voleur, lequel ne serait peut-être pas fâché de ravoir sa main, surtout s'il était possible de la raccommoder. Il avait entendu dire qu'au-delà de Plougastel, sur la rade de Brest, demeurait un sorcier qui savait arranger les bras, les nez et les mains des statues ; et, comme Claudik était fort rusé, il pensa que ce sorcier arrangerait, tout aussi bien, une main coupée.
- Ça m'est égal, dit Yann, la mienne y est encore. Ce soir, je veillerai mieux.

En effet, ce soir-là et le suivant, il veilla pour de bon avec son fusil chargé, et rien ne bougea. Mais la troisième nuit, comme il faisait une chaleur affreuse, Yann se crut permis d'avaler cinq ou six chopines de cidre, et quand il s'éveilla le matin, la poire du nord s'en était allée rejoindre celle du milieu.

La lune venait de se lever et pendant que Yann cuvait, Claudik s'était mis en campagne, avec la main coupée dans son sac, afin de trouver la piste du voleur de poires. Pendant plus d'une lieue, ce ne fut pas très difficile, Foret_Huelgoat_http://www.pnr-armorique.fr/Decouvrir/Le-patrimoine-naturel/Milieux-remarquables/Foretssur les landes et les collines, où il suivait une traînée de sang ; mais à mesure qu'il approchait de la forêt du Kranou, les traces devenaient moins visibles et enfin elles cessèrent tout à fait. Il se disait qu'un géant demeurait au milieu de la forêt ... Ce doit être mon homme se dit Claudik.

Le lendemain, vers midi, Claudik s'en revenait de Plougastel, Costume_Bretagne_Sainte-Anne-d'Auray_http://planetevoyages.newfreeforum.com/t1845-costumes-bretonsun peu essoufflé à cause de la main énorme qu'il portait, comme vous savez, dans son sac à biniou. Il était bien content d'une recette que le rebouteux - un peu sorcier parce qu'il recollait même les membres des statues - lui avait donnée, immanquable pour souder les pierres et les os. Alors, il rencontra son frère sur la place de Daoulaz. Yann allait déjà de travers. Il y avait foule sur la place, et la trompe sonnait aux quatre coins de la ville. Ensuite, quand tout le monde fut rassemblé, le crieur publia que le Roi-géant de la forêt donnerait Fleur-du-Kranou, sa fille, en mariage à celui qui le guérirait d'une grande blessure attrapée à la guerre. Yann veut y aller tout de suite. Trois jours passent. Il ne revient pas.

Inquiet de son frère et impatient de tenter l'aventure pour son compte, Claudik, avec son sac et la main coupée sur son dos, partit pour le château de la forêt. Quant il eut franchi les taillis, à l'entrée des futaies noires, il se trouva en face d'un fossé profond et d'une grande barrière en fer. A côté il y avait une petite maison, et une petite vieille qui filait sur le seuil.Fileuse_vieille_bretagne
- Holà, madame, cria Claudik, madame la comtesse de la Porte, ouvrez vite, s'il vous plaît, car j'ai une commission pressée pour votre maître.
- Vraiment, mon joli garçon, dit la portière, flattée d'avoir été appelée comtesse. On est toujours sensible à cela.
- Sans doute, reprit Claudik encouragé, et j'ai là dans mon sac un objet précieux qui lui a appartenu.
- Je ne dis pas non, mon petit ; mais tu m'intéresses et je t'engage à te sauver, car ceux qui franchissent cette barrière de malheur n'y repassent jamais.
- Eh bien, Madame, je veux entrer tout de même, parce que j'ai un remède pour guérir le roi et que je veux épouser sa fille, bien entendu.
- Épouser sa fille, malheureux ! Mais depuis quatre jours il est venu ici un tas de gens, avec des chirurgiens de tous pays, dans le dessein de guérir le roi et d'obtenir la Fleur-du-Kranou : et pas un n'est revenu car, depuis qu'il est malade, le roi a un tel appetit ... et je puis bien te le dire entre nous, il avale... il avale les futurs gendres les uns après les autres, si bien que Fleur-du-Kranou s'étiole et court grand risque de rester fille.
- C'est ce que nous verrons, dit le malin sonneur, et je vous prie de m'ouvrir, s'il vous plaît.
- Comme tu voudras, mon garçon : entre donc, lui dit la petite vieille, en ouvrant la barrière.
Et Claudik entra, toujours avec l'énorme main dans son sac. La vieille, curieuse comme toutes les portières, lui demanda ce qu'il portait ainsi sur le dos. Le rusé répondit que c'étaient des remèdes, un biniou et un bel habit brodé qui serait pour elle, s'il revenait sain et sauf de son expédition. La vieille attendrie lui dit alors tout bas :
- Écoute, mon joli sonneur, quand tu arriveras au défilé des grands rochers, tu verras une belle avenue, et à côté un sentier étroit, plein de ronces et de pierres. Prends ce sentier, tu t'en trouveras bien. Manoir_Bretagne_http://maisouestpapa.canalblog.com/archives/2012/10/17/25361120.htmlIl te conduira derrière le manoir. Alors joue en douceur un petit air à la mode de Guingamp. La princesse qui aime la danse et les jolis garçons arrivera tout de suite.

Biniou_chocolat_BesnierUne fois arrivé, il joue et danse avec la princesse, puis demande à rencontrer l'ogre. La princesse lui dit alors de la suivre sans parler et de tirer ses galoches. Ils passèrent ainsi par des enfilades de salles superbes, pavées de marbre et d'argent, gardées par des dragons, des lions et des léopards. Tout autour, sur des bahuts sculptés, on voyait, par douzaines, des poires étincelantes, que Claudik reconnut aisément. Les salles étaient éclairées par des flambeaux d'or et de cristal. C'était éblouissant ; et à cette lumière, Claudik trouvait Fleur-du-Kranou de plus en plus belle. Enfin ils arrivèrent à l'entrée d'une salle plus vaste encore, mais faiblement éclairée à cause du Roi qui s'y trouvait couché. La princesse fit signe à Claudik de tirer son chapeau. Les dragons qui défendaient l'entrée lancèrent des flammes sur le sonneur; mais dès que les flammes approchaient du sac, qu'il portait toujours sur son dos elles s'éteignaient à l'instant, par respect apparemment. Fleur-du-Kranou étonnée en était ravie au fond du cœur, et commençait à espérer des noces. Tout à coup le géant s'éveilla en disant :
Ogre_Géant_Zeralda- J'ai faim ! et aussitôt qu'il eut aperçu Claudik au milieu de la chambre, il s'écria comme un tonnerre : Bon ! celui-ci est jeune, qu'on le mette à la broche, avec des pommes de terre !
Au même instant, quatre grands coquins de cuisiniers anglais, armés de coutelas, se jetèrent sur le malheureux ! Les coutelas eurent à peine touché le sac de Claudik que les lames se cassèrent en mille morceaux, par respect apparemment.
Puis le sonneur, ayant gonflé son biniou, joua et le bal de recommencer joliment. Fleur-du-Kranou dansait avec Claudik ; les cuisiniers tournaient avec leurs broches ; les dragons faisaient le passe-pied avec les lions, et les chiens de garde dansaient avec les loups. On dit même que le Géant, malgré sa faim et sa colère, sautait malgré lui sur son lit de parade ; il avait beau hurler : Qu'on le mette à la broche ! Bah ! la danse continuait plus furieuse que jamais, et elle continuerait encore, peut-être, si Claudik ne se fût arrêté, épuisé naturellement à cause du sac et de la main énorme qu'il avait toujours sur le dos. Il tomba à genoux auprès du lit du géant affamé qui allongea son unique main pour le saisir et le croquer ! mais dès que la main s'approcha du dos du sonneur, elle fut repoussée comme par enchantement et le géant de hurler :
- Ah ! si j'avais l'autre !
- L'autre, riposta le rusé en vidant son sac, L'autre ? La voici ! Et si vous permettez, seigneur, je vais vous la rattacher comme auparavant.
Je n'ai pas le temps de vous raconter l'étonnement de tout ce monde-là : Vous saurez seulement que Claudik, sans attendre la permission, se mit à l'ouvrage comme un chirurgien consommé. Quand il eut fini, le géant lui dit en le regardant de travers :
- Es-tu bien sûr que ça soit solide au moins ?
- Sûr et certain, répondit Claudik, mais votre main ne sera bien recollée, Monseigneur, que trois jours après les noces de Fleur-du-Kranou, avec...
- Avec qui, ver de terre, hurla le géant, avec qui ?
- Avec le fils de ma mère, s'il vous plaît.
Le géant en eut une attaque épouvantable, et l'histoire dit qu'il en mourut.

Biniou_Bombarde_danseClaudik épousa Fleur-du-Kranou : il y eut des noces fort belles pendant quinze jours. Je ne puis vous les raconter, ayant été oublié sur la liste d'invitation.

Poirier_http://montour1959lasuite.blogspot.fr/2010/10/cent-dix-neuvieme-sortie.htmlLe poirier d'or donna toujours des fruits mûrs au bon fils. Il dota ses sœurs généreusement. Enfin je dois vous dire que de ce joli mariage, il ne vint au monde qu'une fille unique, ressemblant à sa mère et pendant mille ans et plus, les chevaliers de tous pays firent force prouesses afin de cueillir les poires d'or et la fleur héréditaire du Kranou. Et l'on dit que, même en ce temps-ci, les jeunes gens à marier veulent encore trouver l'héritière de notre fameux poirier. C'est là, Messieurs, ce que je vous souhaite.


Illustrations :

  • Cognassier : http://www.petitpepinieriste.fr/arbre-fruitier/cognassier.htm
  • Main coupée : http://www.big-deguisement.com
  • Forêt en Armorique : http://www.pnr-armorique.fr/Decouvrir/Le-patrimoine-naturel/Milieux-remarquables/Forets
  • Jeune fille en costume breton :costume de Sainte Anne d'Auray, http://planetevoyages.newfreeforum.com/t1845-costumes-bretons
  • Vieille fileuse : carte postale ancienne sur eBay
  • Manoir : http://maisouestpapa.canalblog.com/archives/2012/10/17/25361120.html
  • Joueur de biniou dansant : image du Chocolat Besnier
  • Ogre à table : "Le géant de Zeralda", Tomi Ungerer, Ecole des Loisirs, 2002
  • Joueur de Biniou et bombarde, ronde : carte postale ancienne sur eBay
  • Poirier : http://montour1959lasuite.blogspot.fr/2010/10/cent-dix-neuvieme-sortie.html


Pour en savoir plus :

Sources :

  • L'arbre aux poires d'or, collecté par Anatole Le Braz, in : "Contes celtes", Editions Gisserot.
  • Autre édition : Du Laurens de la Barre, "Contes populaires et légendes de Bretagne", les Presses de la Renaissance, Paris, 1974.
  • Texte intégral en ligne ici.


Mots difficiles :

  • Le biniou : petite cornemuse bretonne, http://pleinouest.org/biniou.htm
  • Faire le passe-pied : Le passepied (ou passe-pied) est une danse traditionnelle européenne originaire de Bretagne. Il s'agit d'une danse à trois temps, d'un mouvement très rapide, vive et gaie, proche du menuet, mais plus rustique. Le mot est attesté dès 1532.


L'arbre aux poires d'or pourrait être un cognassier :
Le Cognassier (Cydonia oblonga) est un arbuste ou un petit arbre de la famille des Rosacées originaire des régions tempérées du Caucase et d'Iran. Ses fruits sont des coings appelés aussi pommes d'or ou poires de Cydonie. Chez les Grecs anciens, le coing était un cadeau rituel fait à l'occasion de mariages, car il était venu du Levant avec Aphrodite et était resté sacré pour elle car offert par Pâris. Plutarque rapporte qu'une mariée grecque grignotait un coing pour parfumer son baiser avant d'entrer dans la chambre nuptiale, « afin que le premier salut ne soit ni désagréable, ni déplaisant »2. C'est pour trois coings d'or qu'Atalante s'arrête dans sa course. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Cognassier

Le thème de l'arbre aux fruits d'or semble universel
Voici quelques observations faite par Jean-Pierre MATHIAS, conteur professionnel de Haute-Bretagne, sur Forum de conteurs. Dans la plupart des versions des contes sur ce thème, il y a mélange (contamination) de plusieurs mythes anciens, il y a eu un brassage continuel et chaque conteur ajoute ou enlève un petit bout au conte, selon sa mémoire ou ses préféfences :

  • En Bretagne : "Le poirier aux poires d'or et le Corps sans Ame", recueilli à la fin du 19è siècle en Trégor (nord de la bretagne occidentale) par F.M.Luzel ("Contes Retrouvés", t. 2, Presses Universitaires de rennes - Terre de Brume, 1995, p. 273). Selon la classification internationale ce conte relève du type N° AT 0301, "Les princesses délivrées du monde souterrain", plus précisément AT 0301 A "Les fruits d'or" ; forme A => le héros qui libère les princesses est le plus jeune des trois frères, qui, seul, a découvert le voleur des fruits d'or de l'arbre merveilleux. NOTE DE L'ÉDITEUR : "Le poirier aux poires d'or et le Corps sans âme" a été publié en 1890 dans la Revue des traditions populaires. La version définitive est très différente dans le détail du résumé. La version bretonne qui diffère elle aussi dans le détail de la version publiée est attribuée à Guillaume Garandel, tailleur, alors que la version française est attribuée à Yves Garandel, son père, le mendiant aveugle, et donnée pour recueillie en 1844 (voir ci-dessus p. 225 et suivantes).(...) Si l'ancienneté du conte ne fait guère de doute, nous n'en connaissons pas de version qui ait été notée avant le début du XVIIIe siècle. ...
  • En son temps, Delarue relève 12 versions pour la francophie (3 en Nivernais, 2 en Bretagne -dont celle de Luzel-, 1 poitevine, 1 bourbonnaise, 1 en Puy-de-Dôme, 1 en Languedoc, 1 dans l'Aude, 1 au Canada, 1 en Nouvelle-Angleterre) ; il précise que d'autres auraient pu être ajoutées à ce type parmi des versions auxquelles il manque l'introduction.
  • Après Delarue, d'autres versions ont été relevées, par exemple : 3 versions corses par G. Massignon, 1 cévenole rapportée par Jean-Noël Pelen (Payot & Rivages, 1994).
  • Paul Delarue indique aussi que ce type de conte se retrouve aussi bien en Europe, qu'en Asie occidentale, Inde, Chine, Afrique du Nord, anciennes colonies européennes d'Amérique, aussi chez les Indiens d'Amérique du Nord.
  • Concernant la Russie, il y a un conte rapprochant rapporté par Afanassiev : "Le prince Ivan et le Sylvain Blanc". C'est aussi début du conte d'Ivan-tsarévitch, de l'Oiseau de feu et du Loup gris.