Ecoutez parler les objets
Par patricia gustin le lundi, septembre 21 2009, 11:01 - Lu, vu, entendu - Lien permanent
DIOME Fatou, Kétala, Flammarion, 2006, 277 pages.
ou en version poche : DIOME Fatou, Kétala, J'ai lu, 2007, 286 pages. (collection J'ai lu Roman).
« Lorsqu’une personne meurt, nul ne se soucie de la tristesse de ses meubles »
Avez-vous lu « Kétala » de Fatou Diome ? Une verve emplie de poésie qui ravit l'âme.
Je lis et parfois relis lentement quelques pages, pas trop, pour mieux savourer les mots, les résonances et les images qui me viennent. Le vocabulaire est riche de saveurs, mais sonne juste, donne vie aux objets qui ont vu tant de choses, et réveille la mémoire avec poésie. Les objets ont la parole, et les valeurs de la société africaine sont passées au crible... mais cette observation nous renvoie à nous-mêmes et à nos propres failles ... à lire pour le plaisir du texte et pour la richesse de la réflexion.
Que restera-t-il de nous ?
Peut-être des souvenirs, magnifiés, interprétés ou, pire, falsifiés. Inanimés, nos meubles, nos habits, nos objets familiers jalonnent le sillage de notre vie. Ils sont les témoins silencieux de nos joies et peines. Le kétala, le partage de l'héritage, disperse tout ce que possédait celui ou celle qui n'est plus. Attristés par leur séparation imminente, les meubles et divers objets de Mémoria cherchent un moyen d'éviter l'éparpillement des traces de leur défunte et aimée propriétaire.
Un roman virtuose, écrit avec poésie, dans une langue belle et musicale.
En voici quelques extraits à savourer en écoutant SKYE ...
Skye - Love Show
Silencieux décor, corps du silence, à lui tout seul un langage : une vie à posséder, à être possédé, à vouloir posséder, avant la pause finale. … Pendant qu'on s'occupe des corps, on oublie le décor, mais après les corps, on en revient impitoyablement aux objets. Pourtant, lorsque quelqu'un meurt, nul ne se soucie de la tristesse de ses meubles.
(pp 7-8)
Les meubles, ne pouvant éviter une séparation inéluctable, décident de se confier mutuellement tous leurs souvenirs de Mémoria, celle qui vivait au centre de la maison : ainsi ils l'emporteront dans leur mémoire et elle continuera de vivre à travers eux et leurs souvenirs. Masque propose à ses compagnons d'infortune une stratégie fondée sur la parole (pp 21-23) :
" Je viens d'une civilisation où les hommes se transmettent leur histoire familiale, leurs traditions, leur culture, simplement en se les racontant, de génération en génération ... Comme nous ne pourrons pas empêcher les humains de nous disperser, je propose que chacun de nous raconte aux autres tout ce qu'il sait de Mémoria. Ainsi, pendant les six nuits et les cinq jours qui nous séparent du kétala, nous allons tous, ensemble, reconstituer le puzzle de sa vie ... On ne peut pas toujours emmener les siens avec soi, mais on part toujours avec sa mémoire. "
Leur manière de faire devrait nous enseigner et nous aider à remettre en question nos propres comportements ...
Embarqués dans la même galère et visant tous le même rivage, les meubles renoncèrent à se disputer le gouvernail. La vraie souveraineté d'une existence n'étant sise ni au-dessus, ni au-dessous des autres, mais dans la possibilité d'être entièrement et librement soi-même parmi les autres, ils s'abstinrent d'imiter la manie élitiste des Hommes.
(pp 25-26)
Les femmes ? prisonnières entre traditions et aspirations ... comme les hommes, je vous rassure !
... Les femmes, elles acceptent en refusant, refusent en acceptant, elles se prennent les pieds dans leurs contradictions. ... Elles sont saisies dans la même nasse que tous. Entre vouloir et pouvoir, entre penser et tenter, entre prétendre et oser, entre risquer et gagner, rares sont les humains qui bravent les courants jusqu'à la rive ensoleillée des aspirations accomplies. Chacun fait ce qu'il peut.
(p 71)
Est-on réellement libre de ses actes ? Il y a le poids des traditions, l'attrait et la peur de l'inconnu qui s'affrontent ... et le renoncement un peu fade pour la sécurité ...
Quand on s'enchaîne au premier arbre par goût de l'ombre, on ne goûte jamais aux fruits qui mûrissent en forêt. Liberté, liberté, mot suave dans toutes les gorges. Facile à revendiquer, difficile à acquérir, telle est la liberté, rebondit doctement Masque. Renoncement, douleur et lutte sont des lianes tressées qui mènent à la liberté. Il faut oser se balancer, sans attaches, pour y parvenir. Celui qui a peur du vide se cramponne à l'arbre des regrets. Liberté, ce n'est pas une liesse facile, c'est une liane folle, qui peut vous porter ou vous laisser choir. Dans l'incertitude, nombreux sont ceux qui préfèrent une rassurante médiocrité."
(p 74)
Et maintenant, je vous laisse continuer la lecture par vous-même ...
en écoutant aussi Duke Ellington par exemple ...
in a sentimental mood
Pour en savoir plus : http://www.afrik.com/article10079.html
et aussi Une critique ... élogieuse