Pourquoi la Guerre

Qu'est-ce qui peut initier une guerre ?

Si tu veux la paix, connais les causes de la guerre Gaston Bouthoul. Le besoin de l’homme de tuer, pour des motifs légitimes ou non, devient un acte de raison politique en temps de guerre, conflit armé et violent entre deux États. Répondre à la question pourquoi, c’est donner du sens et trouver des justifications.

Jusqu’au XIXième siècle, deux conceptions s’opposent :

  • D’un côté, la guerre, inhérente à la nature humaine, est la relation normale entre les États souverains. La guerre serait aujourd’hui, selon A. Arendt, sublime absurdité, libération des pulsions de mort, de la peur et de la haine des autres. (Réflexion personnelle : Certaines guerres sont dites « justes » au nom de la religion)
  • De l’autre, elle est au contraire un acte politique rationnel qui poursuit un but. La guerre, en tant qu’acte politique rationnel, visait à remplacer les gouvernants par d’autres, et non à détruire un peuple et ses richesses, mais l’accroissement phénoménal de la puissance de feu a conduit à la destruction massive des vies, militaires et civiles.


Qu'est-ce qui peut justifier une guerre ?

I - La guerre au service d’un but

Des causes liées aux besoins de reconnaissance

Hegel comme Hobbes considèrent que la guerre n’a rien de biologique.

  • Pour le premier, affronter la mort permet d’accéder à la reconnaissance de soi face à l’autre et à la connaissance de soi qui est le degré supérieur de l'existence.
  • Pour le second, le moteur de la guerre, même lorsqu’il y a appropriation, volonté d’accaparation des biens, c’est l’envie de gloire, de reconnaissance de l’homme, car tout se passe comme si, en acceptant la paix civile, les motivations des hommes se transmettaient aux Etats.


Des causes légitimes : avoir la paix, se défendre

La question de la finalité de la guerre se pose depuis longtemps.

  • Selon Aristote, nous ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix.
  • Hugo Grotius (XVIIè siècle) reconnaît la légitimité de la guerre : Juste est la guerre faite en vertu d’un édit, pour récupérer ses biens ou repousser les ennemis. (Paix et Guerre dans le droit canon).
  • Le fondement de la guerre est l'absence d'autorité supérieure aux États souverains pour les départager.

Note personnelle 1 : autorités supérieures et alliances
Pour résoudre ou limiter les conflits ont été créées successivement :
- la SDN : la Société des Nations, organisation internationale introduite par le traité de Versailles en 1919, et dissoute en 1946. Selon Guieu, la Société des Nations n’a pas entièrement échoué, et a été bénéfique à plusieurs reprises. Jusqu’à décembre 1938, elle avait été saisie “d’une quarantaine de différends, dont une moitié environ avait été résolue de manière satisfaisante et durable”. Les responsabilités principales de l’échec de la SDN ne résidaient pas aux yeux de ses militants dans son régime juridique, mais avant tout dans l’attitude des États.''


- l'ONU : l'Organisation des Nations Unies est une organisation internationale regroupant actuellement 193 États membres. Elle a été instituée le 24 octobre 1945 par la ratification de la Charte des Nations unies signée le 26 juin 1945 par les représentants de 51 États. Elle remplace alors la Société des Nations. L'ONU est le principal forum mondial où les pays peuvent soulever des questions, discuter des problèmes les plus complexes et y apporter une réponse commune
Aujourd'hui on parle beaucoup de l'OTAN qui est une alliance d’États dans un esprit défensif et dissuasif contre le bloc de l'Est (Russie et Chine). L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord est née de la guerre froide. Au lendemain de la défaite de l'Allemagne, le monde se partage en deux blocs, opposant les États-Unis et l'URSS, ainsi que leurs alliés respectifs. L'Alliance atlantique est alors destinée à contrer la puissance soviétique. Aujourd'hui, l'OTAN comprend 29 membres. L'Alliance intervient en cas d'« attaque contre le territoire de l'une des parties en Europe ou en Amérique du Nord. Dès sa création, en 1949, l'OTAN est une organisation purement défensive et dissuasive, et, dans l'hypothèse où une agression est commise sur le territoire des pays membres, ceux-ci bénéficient, le cas échéant, du « parapluie nucléaire » américain. Mais la fabrication, par l'URSS, de missiles balistiques à capacité intercontinentale l'amène, en 1967, à adopter la doctrine de « riposte graduée », qui fixe les conditions nouvelles de l'engagement des forces armées de l'Alliance. En 1966, la France s'est retirée du commandement militaire intégré de l'OTAN bien qu'en 1967 l'OTAN eût adopté la doctrine de la « riposte graduée », en élevant le seuil de recours au nucléaire, la position de la France resta inchangée. (Larousse)


La guerre, véritable instrument de la politique

  • B. Spinoza (Traité de l’autorité politique 1677) considère qu’il n’y a pas de juge suprême autorisé à trancher les différends entre les souverainetés étatiques ou à discriminer entre la justice des prétentions des unes et l’injustice de celles des autres.
  • Pour Clausewitz (De la guerre 1832), la guerre est toujours provoquée par un motif politique. Parmi ces motifs, la conquête de territoires et de leurs richesses est souvent menée au nom de grandes causes, de mission civilisatrice à la propagation de la « vraie » foi. Motifs apparents ou réels importent moins, que l’existence d’une rationalité sous-jacente, car c’est celle-ci qui peut tempérer la spirale de la violence. En pratique, toujours selon Clausewitz, la guerre réelle n’est jamais la guerre absolue, son intensité est déterminée par l’importance des enjeux et la compréhension que possède l’homme politique-chef de guerre du rapport entre les moyens et les buts.


Guerre de prévention et piège de Thucydide

  • Le réalisme dont Leibniz a fait preuve à l’égard des guerres de son temps l’a conduit à reconnaître que les rapports entre les cités ressemblent à une guerre perpétuelle car la paix est très souvent comme la reprise de souffle de deux gladiateurs
  • La spirale de la militarisation mise en place par un État donne un droit à l’équilibre des forces, ou plutôt d’un équilibre de la terreur, celui de l’impuissance. Dans la mesure où l’augmentation de la puissance d’un État serait équilibrée par la même augmentation chez d’autres États, y compris aujourd’hui par les armes de destruction massive, l’escalade mondiale ferait de la guerre une impasse.
  • On tombe dans le « piège de Thucydide » conduisant à une guerre préventive : une puissance dominante entre en guerre avec une puissance émergente par peur de la montée en puissance de la nation émergente.

Thucydide-Histoire de la guerre du Péloponnèse_Garnier FlammarionNote personnelle 2 : Le piège de Thucydide
Le piège de Thucydide est un concept nommé et théorisé par le politiste Graham T. Allison. La référence théorique choisie par Allison est La Guerre du Péloponnèse, ouvrage dans lequel Thucydide exposait, il y a deux mille cinq cents ans, la manière dont prit forme le conflit : Ce fut l’ascension d’Athènes et la peur que celle-ci instilla à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. La perception de la montée en puissance de la cité-État rivale aurait été pour eux un casus belli majeur, bien qu'inavoué. De ce schéma opposant un gardien du statu quo (menacé de paranoïa) et un perturbateur ambitieux (tenté par l’hubris, la démesure) Allison déduit une grille d’analyse pour comprendre l’avenir des relations entre Chine et États-Unis. Il considère que les États-Unis et la Chine, du fait du développement de cette dernière, sont d'ores et déjà, au début du XXIe siècle, engagés dans une pente presque inéluctable qui les mènera à se mesurer militairement. [Le monde diplomatique]
Selon Thucydide, le conflit entre Athènes et Sparte, commencé en 432 av. J.-C., est le plus important qui ait secoué le monde grec : toutes les cités grecques y ont été mêlées. Pour comprendre comment on en est arrivé là, l'historien remonte aux lendemains des guerres médiques, en 478 av. J.-C., lorsque Athènes regroupe autour d'elle la plupart des cités maritimes de l’Égée au sein d'une alliance militaire : la ligne de Délos. Retraçant à grands traits l'histoire des cinquante années précédant la guerre, il met en évidence le caractère impérialiste de la politique athénienne dès la fondation de la Ligue : répression féroce des menées anti-athéniennes, installation de colons athéniens sur des terres confisquées aux alliés... Aussi, les raisons invoquées par Athènes pour rompre, en 433-432 av. J.-C., la trêve de trente ans conclue avec Sparte en 445 ne sont-elles que des prétextes.


Y a-t-il des guerres "justes" ?

Justice armée et aveuglePlus tard, la contradiction évidente entre le commandement "tu ne tueras point" et la guerre a conduit, notamment Saint Augustin et le moine Gratien, à définir la guerre juste. Celle-ci doit défendre la justice et conduire à la paix. Cette doctrine de l’Église définie aux XII et XIIIème siècles sera théorisé par Hugo Grotius en 1625 : il reconnaît la légitimité de la guerre en l'absence d'une instance pour départager les deux rivaux.

  • Juste est la guerre faite en vertu d’un édit, pour récupérer ses biens ou repousser les ennemis. (Paix et Guerre dans le droit canon).
  • S’y ajoute le droit d’entrer en guerre pour défendre ses alliés injustement attaqués.
  • Aux conditions pour entrer en guerre, vont s’ajouter encore des conditions quant à la manière de la faire : principe de proportionnalité, prohibition de l’utilisation de certaines armes, permettre le retour à la paix, protection des civils, notamment.


Ces arguments sont repris par Leibniz.

  • La souveraineté d’un État implique non seulement le droit de propriété, l’intégrité territoriale, mais aussi le droit d’autodétermination né de l’ensemble des volontés particulières. Personne ne peut s’immiscer dans les affaires domestiques d’un État quand il poursuit le bien général.

Note personnelle 3 : Justifier une guerre n'est pas la rendre "juste". A mon sens, RIEN ne justifie une guerre ? Pourquoi ?
- Nombre de morts ; une résistance passive génère des mortsSchéma nombre de morts Guerre Mondiale II_wikipedia aussi mais les pertes seront moindres que pendant une guerre civile ou internationale.
- Civils tués, blessés, avec de lourdes conséquences sur toute une génération et plus encore.
- Tous les individus n’adhèrent pas la politique de leur dirigeant (surtout s'ils n'ont pas voté pour lui ...) mais subissent sa décision d'entrer en guerre.
- Destruction de ville, hôpitaux, structures routières, ports, gares, économie, champs, culture et monuments historiques, arts ...
- Guerres fratricides entre pays riverains où les mêmes groupes ethniques sont répartis de chaque côté de la frontière, famille, amis
- Guerres civiles où c’est le peuple qui souffre plus que les dirigeants. Tueries entre amis, famille …
- Guerres ethniques ou l’horreur des génocides : Indiens d’Amériques, Incas, Arméniens par Empire ottoman 1915, Azéris par le gouvernement arménien 1993, Juifs et Tziganes par Hitler 1940-45, Holodomor : 7 millions d’Ukrainiens affamés par Joseph Staline 1931-33, plus de 100 000 Indiens mayas furent massacrés par l’armée nationale du Guatemala, Tasmanie : aborigènes, Tibet depuis 1950, Cambodge 1975-79, Tutsis par Hutu au Rwanda 1994, Bosnie-Herzégovine 8000 musulmans 1995, populations noires du Darfour (Soudan), Obzouk ...
L'agresseur invoque des raisons raciales ou politiques pour justifier la perte de toutes ces vies. Perdre sa vie pour une idée lorsqu'on n'a pas choisi le sacrifice est-il juste ? Est-ce justifiable ? Les années passant on parle maintenant de Crimes contre l'humanité.


Il n'y a pas de véritable gagnant dans une guerre destructrice

Note personnelle 4 :
Les noms des États vainqueurs figurent sur le traité de paix. Mais sur le terrain, lorsque le pays n'est que ruines, peut-on parler de gagnant ? Les dirigeants du pays vainqueur peut-être ? Les marchands d'armes et tous ceux qui ont tiré profit de la guerre ? Mais la population dans son ensemble ? La fin d'une telle guerre laisse des pays exsangues de forces vives, en convalescence pour plusieurs années. Comme quelqu'un qui aurait subi l'amputation d'un membre pour éviter une infection de tout le corps (gangrène). S'ensuivent souffrances, risques d'infection et/ou de nouvelles opérations, puis il faut s'adapter et vivre avec ce nouveau corps : rééducation, prothèse ... et accepter la perte de son intégralité et/ou de certaines fonctions.

II - La guerre avec pour seul objectif la destruction

  • Bombe nucléaire_Hiroshima_ 6 août 1945_WikipediaPour Anna Arendt, la Deuxième Guerre mondiale avec le développement des armes nucléaires montre qu’elle a atteint la sublime absurdité d’une simple et pure destruction .
  • Dans le même sens, Albert Einstein, dans sa lettre à Freud Pourquoi la guerre s’interroge : Comment est-il possible que la masse, se laisse enflammer jusqu'à la folie et au sacrifice ? Je ne vois pas d'autre réponse que celle-ci : L'homme a en lui un besoin de haine et de destruction.
  • Dans "Totem et tabou", Freud considère que dans la guerre, l’interdiction de tuer autrui est levée. Comment expliquer cette suspension et l’acceptation de cette suspension? Parce que l’homme a besoin d’une libération temporaire des renoncements que la civilisation impose à ses instincts. La guerre est comme la fête : elle est « un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit".
  • Les causes de plus de 60 millions de mort de la seconde guerre mondiale et de 17 millions pour la première sont pour certains plus inavouables qu’irrationnelles. A la fin du XVIIIe siècle, à une caste restreinte de guerriers, les idéaux républicains vont préférer l’idéal du citoyen en armes, du « soldat-citoyen ». Ainsi, loin de l’idée reçue selon laquelle à la violence du Moyen Âge a succédé la paix des démocraties, les institutions démocratiques ont massifié le phénomène guerrier.


Le facteur démographique

Gaston Bouthoul constate que le détournement des richesses constitue en général plus un effet qu’une cause. Pour lui, le facteur démographique serait le plus probant, car la guerre nécessite toujours la consommation, le sacrifice de « surplus » d’hommes , de jeunes hommes en excédent par rapport aux tâches essentielles de l’économie du groupe et prédisposés à la turbulence.  Ces derniers constituent, en effet, un facteur explosif pour la société.

Note personnelle 5 : Questions à se poser
- Faut-il une "bonne" guerre (comme disent certains) pour le maintien d’une paix sociale ?
- Est-ce l'écran de fumée qui cache les défaillances de la gouvernance en place ?
- Entrer ou menacer d'entrer en guerre pour désigner un ennemi commun permet de créer une cohésion nationale. Est-ce-que le prix à payer en vaut la peine ? Une guerre internationale est-elle mieux ou pire qu'une guerre civile, qu'une "révolution", un changement de gouvernement dans l'urgence ?


La haine de l’ennemi comme ciment social

Selon C. Schmitt considéré comme théoricien du régime nazi, l'ennemi donne à la communauté une nécessité permanente de cohésion. Cet ennemi serait l'autre retenu comme inassimilable, l'autre avec lequel nous n'envisageons aucun lien de parenté et qui ne fait pas partie de nos coutumes.

Note personnelle 4 : Massacres de masse
Les massacres de masse ne sont pas des génocides pour raison raciale, mais sont dus à l'organisation économique et politique d'un monde dominé par les grandes puissances financières, agro-alimentaires et industrielles. Certains crimes de régimes se réclamant du marxisme (de Staline, de Mao, de Pol Pot ou de Mengistu), ou inversement de l'anticommunisme (Suharto…) sont commis sur des critères politiques, professionnels et sociaux.
Pour ce type de mortalité de masse, le nombre de victimes pourrait dépasser celui des victimes des génocides reconnus, ou encore celui des victimes collatérales d'invasion ou de crimes contre l'humanité (disparition de peuples migrants, traites négrières.
Tuer, exterminer, anéantir, telles sont les pratiques ordinaires de l’être humain, lorsqu’il est saisi par le démon du racisme, de l’antisémitisme, de la haine de l’autre. Est-ce l’unique leçon de l’histoire ? Non. Car, depuis les procès de Nuremberg en 1945, l’opinion publique réclame la punition des coupables.


Comment faire pour éviter une guerre ?
  • Répondre sans combattre pour ne pas aggraver le conflit
  • Déjouer un conflit grâce à l'art de la diplomatie
  • Et lorsque cela échoue il ne reste que la résistance des populations, comme cela s'est vu en France durant la seconde guerre mondiale.


Mais il semble légitime de se défendre ... Ainsi les guerres paraissent donc inévitables. Ces perspectives feront l'objet d'un autre article, avec l'éclairage de quelques contes de sagesse.

Le débat en résumé

Après cette présentation des moteurs et justifications de la guerre à travers les âges, il fut cité quelques tentatives de poser des limites humanitaires dont l'interdiction de l'usage de l'arc et de l'arbalète par le concile II de Latran en 1139 ... Mais actuellement toutes sortes d'armes bien plus destructrices se vendent et s'achètent. Macron, au nom de la France, a vendu des armes à Poutine jusqu'en 2020 (L'Obs).
Nous en sommes venus à parler des guerres fratricides, notamment Alsaciens et Lorrains contre Allemands. L'un des participants a révélé que son grand-père n'a jamais voulu parler de Verdun car il avait en horreur cette guerre où il avait peur de devoir tirer sur des gens qu'il connaissait, des amis, des collègues allemands qui avaient travaillé avec lui à la mine.
Inévitablement le débat s'est orienté vers la guerre actuelle en Ukraine. J'avais avec moi une amie, Lara, née en Ukraine, ayant étudié et travaillé à Moscou, vécu en Israël et Française de nationalité (mariée à un Français en seconde noce et vivant en France). Elle a témoigné et nous l'avons tous écouté avec attention et respect : Poutine est vraiment fou car il se prend pour un empereur qui veut rétablir la puissance de l'URSS avec des idées de Staline (La pensée philo-politique de Vladimir Poutine semble reposer sur trois piliers : le patriotisme, l’orthodoxie et le réveil des ambitions impériales. Ce triptyque allie histoire et géographie, temporel et spirituel, économique et social. On y note l'influence du philosophe russe Ivan Iline). Son argument maître est : "faites ce que je dis, ce que je veux sinon j'appuie sur le bouton !" Comment convaincre un tel personnage de préférer la paix à la guerre ? Lara qualifie Poutine de "schizophrène" ... Elle a de la famille en Ukraine et à Moscou et déplore de voir monter la haine même entre cousins en raison des exactions commises. Aucune guerre n'est juste car ce sont les civils qui souffrent le plus !

"Quand les éléphants se battent, ce sont les herbes qui souffrent." Proverbe africain

Un conte : Pour une goutte de miel

Plusieurs choix de contes appropriés ont été proposés, mais Suzanne a préféré n’en retenir qu’un en conclusion. Pour une goutte de miel est un conte transmis en Arménie et en Palestine, deux pays ravagés cruellement par des guerres internes : génocide en Arménie, et conflit incessant de frontières et de territoire en Palestine.

Résumé : Une petite chose insignifiante en apparence entraîne une suite de conséquences de plus en plus lourdes parce que chaque intervenant agit impulsivement sans mesurer la portée de ses actes.

Epicerie_Arménie_http://www.retourvolontaire.fr/stories/armen-epicierDans un village, un homme avait ouvert un petit magasin d'alimentation. Ses affaires marchaient bien car c'était la seule épicerie du village.

Un beau matin, la porte du magasin s'ouvre. C'est le berger d'un village voisin, accompagné de son chien. Il tient à la main son grand bâton. Goutte_miel_https://fr.depositphotos.com/3776814/stock-photo-drop-of-honey.html
- "Bonjour mon ami, je voudrais un peu de miel".
Le berger tend un petit pot. D'une main l'épicier s'en saisit et de l'autre, il plonge sa louche dans le tonneau de miel.

Une goutte de miel s'échappe de la louche et aussitôt, une mouche qui faisait semblant de dormir sur la vitre, Aigle_noir_http://manmonster.centerblog.nets'élance et en deux tours deux mouvements atterrit en piqué sur cette goutte…


Le chat de l'épicier qui ne dormait que d'un œil, bondit sur la mouche... et d'un coup de patte écrase chat_joueurla malheureuse dans le mie. Morte, la mouche ...


Le chienchien berger avait tout vu et en ennemi héréditaire du chat se met à gronder. Le chat sort ses griffes, le chien s'avance et se jette sur le chat qui s'écroule. Mort le chat …


L'épicier à la vue de son chat inanimé, s'écrie : "Espèce de sale brute! Qui va chasser les souris maintenant ?" et aveuglé par la colère, il se précipite sur le chien et l'assomme à grands coups de louche. Mort le chien ...

Oui, je sais, cette histoire est terrible : tout le monde meurt ! sauf moi ... pour pouvoir témoigner et vous conter ce qui s'est réellement passé.

Le berger fou de rage et de chagrin hurle : "Sauvage, tu as massacré mon seul ami, mon gagne-pain. Sois maudit toi et les tiens !" Et il saisit l'épicier à la gorge tandis que celui ci crie : "Au secours, à l'assassin !" Trop tard. Le berger l'a étranglé ! Et le corps de l'épicier s'affale sur celui du chien, affalé sur celui du chat, cachant la mouche noyée dans le miel !

Quatre morts … pour l'instant … mais rassurez-vous, je ne meurs pas, enfin pas tout de suite…

En entendant les cris, les villageois se sont précipités à l'épicerie.
- "Quelle honte, venir tuer les gens dans leur propre boutique!"
Ils se saisissent du berger et le rouent de coups. Le berger est battu à mort.

La nouvelle de la mort du berger est arrivée dans le village voisin. Les habitants armés de pierres, de pelles, de pioches, de pics, organisent la riposte. A la nuit tombée, ils entrent dans les maisons du village de l'épicier et frappent, saccagent, incendient tout sur leur passage. Les autres leur rendent la pareille.

Guerre-Arménie_Azerbaidjan_https://alter.quebec/armenie-azerbaidjan-guerre-et-defaite/Des deux villages et de leurs habitants ne restent que cadavres, cendres et désolation.
La région toute entière se mobilise au nom de la justice et de la liberté.
Et c'est la guerre dans tout le pays, une guerre terrible et meurtrière.

Et encore aujourd'hui, on se demande comment, pourquoi, tout ça a commencé…

Mais vous, vous savez … pour une goutte de miel … est-ce que cela valait tant de peine ?

Sources :

  • La goutte de miel, Séta Papazian, Edit. Cipango, 2015. Conte arménien lui même inspiré par un poème de Hovhannès TOUMANIAN (1909). A lire ici.
  • La goutte de miel, Muriel Bloch, Ed. du jardin des mots, 2020
  • épicier : http://www.retourvolontaire.fr/stories/armen-epicier
  • décombres : guerre entre Arménie et Azerbadjian, https://alter.quebec/armenie-azerbaidjan-guerre-et-defaite/


Autres contes

Le dromadaire et l'âne

J'ai adapté ce conte de Palestine, entendu conté par Praline Gay-Para à Narbonne en 2013, en raison du mot de la fin : Personne n'écoute personne, chacun n'en fait qu'à sa tête, et tout le monde crève !. Cette terrible conclusion pourrait s’appliquer à la guerre et aux échecs des conciliations. La chute est terrible (dans tous les sens du terme, lisez l'histoire et vous comprendrez ...) mais terriblement juste ... Sous le couvert d'un récit irrésistiblement drôle avec des animaux, ce conte fait la critique de nos sociétés et de nos politiques.

Résumé : Un dromadaire et un âne usés par les caravanes, sont abandonnés mais trouvent refuge dans une oasis. Une paix délectable ... Mais l'âne chante sa joie sans écouter les protestations du dromadaire qui a peur qu'on ne les retrouve et les fassent travailler jusqu'après leur mort. Ce qui devait arriver arriva ...

creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/Sur fond vert les parties empruntées au conte, sur fond blanc mes réflexions et adaptations du texte original (à lire ici)

Dromadaire_http://fr.wikipedia.org/wiki/DromadaireC'est l'histoire d'un vieux dromadaire épuisé d'avoir porté depuis de longues années des chargements très lourds. Un jour, lors d'un voyage, Il n'a plus la force d'avancer. Il se plante au milieu du chemin. L'un des chameliers s'approche de lui et dit à ses compagnons :
Regardez comme il est vieux et usé. Il ne nous servira plus à rien, sauf à ralentir la caravane.
La bête est abandonnée seule, au milieu de nulle part.

Il les freinait, c’était un inutile, un être qui les empêchait de marcher à leur rythme, un indésirable, un être nuisible, juste bon à disparaître (c’est ainsi qu’on a justifié bien des génocides). Abandonné, sans ressource, il ne lui reste plus au dromadaire qu'à espérer survivre le temps que vienne quelque aide humanitaire ... 

Une caravane d'ânes vient à passer. Les hommes (...) le prennent avec eux. Le convoi avance. A l'arrière du convoi le vieux dromadaire se retrouve côte-à-côte avec un âne aussi usé par le labeur et les ans que lui.Caravane_Anes_Dromadaires_aecobois

Ils échangent leur point de vue, parlent de leur longue expérience, évoquent leurs vieilles douleurs ... et se demandent quand ils pourront enfin (!) vivre en paix.

Ils prennent du retard, ils avancent de plus en plus lentement.
Ces deux-là ne servent plus grand-chose dit un marchand.

Les deux vieux compagnons se retrouvent seuls, abandonnés, au milieu de nulle part. Un véritable no man's land.
Au loin dans l'air chaud, vibrent les reflets d'une oasis. Un mirage ? Un lieu de paix, un pays neutre ? Après une longue marche ils trouvent une source, de la végétation en abondance, le silence uniquement troublé par le chant de quelques oiseaux. La paix enfin ! Le repos bien mérité, un isolement salutaire loin de toute l’agitation du monde qui les dépasse. Mieux qu’un camp de réfugié … Il y a quelques années on les aurait dit maquisards, déserteurs en toute bonne conscience : ils avaient déjà donné ! L'herbe est grasse, l'ombre généreuse. Ils mangent toute la journée, se reposent, reprennent des forces, tranquilles loin des hommes et du monde. Ils sont heureux ! Une paix royale ...

Un jour, l'âne se réveille d'humeur joyeuse. Il grimpe sur un rocher :
J'ai envie de chanter.
Tu es fou dit le dromadaire. Si quelqu'un nous entend, ils viendront nous prendre et finie la belle vie. Ne chante pas ! Ils sont capables de nous faire travailler jusqu'après notre mort !

ou Ils nous enrôleront dans leur bataillon pour une marche vers la mort !

J'ai envie de chanter je te dis !
Ane_qui_rit_http://www.preparation-voyage.com/dane-maroc/Ne chante pas imbécile ...
Et voici l'âne qui chante à tue-tête, de plus en plus fort. Il est content de lui ...

Il veut se faire entendre du monde entier et clamer sa victoire sur la dureté de la vie …

Le dromadaire excédé, essaie de le faire taire :
- L'âne : Ferme-la !

L’âne, blessé par l’hostilité de celui qu’il croyait être son ami, continue de braire mais il change de registre : il veut chanter à sa façon sa condition de paria désespéré par la solitude ...

Sauf le respect que je te dois, l'âne : TA GUEULE !!!

Une caravane passe au loin. Les caravaniers entendent l'âne. Ils s'approchent et voient les deux compagnons bien dodus et bien gras (...). Voilà des recrues toutes fraîches : ils sont enrôlés sans qu’ils puissent dire quoi que ce soit. S’opposer encore moins ... Ils les prennent et les chargent comme faire se peut. L'âne porte sur son dos un poids plus lourd que le sien propre. Il fait à peine trois pas et s'effondre sous son fardeau.(...)

Les hommes déchargent l'âne et répartissent sa charge sur l'âne qui le précédait, celui qui se moquait si bien du vétéran ... je ne vous dis pas comme il est content !

Puis ils soulèvent l'âne à moitié mort et le posent sur le dos du dromadaire qui ploie sous son poids. Ils reprennent la route.

Les ordres de marche sont donnés, et les ordres sont les ordres ...

Chemin faisant, le dromadaire, courbé sous le poids de l'âne, râle :
Voilà, on est bien avancés maintenant, je t'avais dit de ne pas chanter, surtout ne pas se faire remarquer ... Notre oasis s'éloigne de plus en plus. On va travailler jusqu'après notre mort ... 

... comme des prisonniers de guerre ...

- J'avais envie ...
Tu avais envie de chanter... Hé bien moi, J'ai envie de danser.
Tu es fou. Tu vas me faire tomber et j'en mourrai.
Je te dis que j'ai envie de danser. Quand je t'ai demandé de ne pas chanter, tu n'as pas voulu m’écouter, et regarde dans quelle galère tu nous as embarqués. Alors, là, j'ai envie de danser.
Je t'en supplie, ne danse pas ...
Ane_couché_Cril17Le dromadaire n'écoute plus. Il danse, il danse il danse... Il secoue l'âne qui tente de s'agripper. Mais rien à faire. L'âne finit par tomber. Il s'écrase sur le sol et se casse le cou. Plus d'âne. 
Dromadaire_terrassé_gouzette.free.frLe dromadaire est épuisé. Il laisse la caravane s'éloigner et s'adresse à la carcasse de son ami mort :
Tu vois, je t'ai demandé de ne pas chanter et tu as chanté. Une caravane nous a emmené pour nous épuiser. Tu m'as demandé de ne pas danser et j'ai dansé. Ma danse t'a tué et me voici tout seul au milieu de nulle part. Et moi aussi, me voilà perdu au milieu de nulle part ... Personne n'écoute personne, chacun n'en fait qu'à sa tête, et tout le monde crève !

C’est ainsi que va le monde : on parlemente, on envoie des ambassadeurs, on fait semblant d’écouter, on tergiverse, on finit par conclure des traités qui ne seront pas respectés, chacun suit son idée et son intérêt propre (pas toujours propre en réalité …). Rien n’a pas changé depuis le temps des caravanes et même avant : personne n'écoute personne, chacun n'en fait qu'à sa tête, et tout le monde crève ! A moins que … peut-être … une autre manière que la violence existait pour régler les différents, les menaces et les agressions … mais ça c’est une autre histoire … Vaincre sans combattre sera le thème de l'article prochain suivi de D... comme diplomatie.

Sources : 

  • Praline Gay-Para, "Les sept crins magiques et autres contes de Palestine", Syros, coll. Paroles de Conteurs, 2011. Ces contes proviennent d'un collectage mené dans la région de Bethléem en 2008 où une brodeuse et couturière de 36 ans aime raconter Le dromadaire et l'âne et d'autres contes qu'elle tient de sa grand-mère.
  • D… comme dromadaire


Illustrations :

  • Dromadaire : http://fr.wikipedia.org/wiki/Dromadaire
  • Caravane d'ânes avec un dromadaire : aecobois
  • Âne qui chante : http://www.preparation-voyage.com/dane-maroc/
  • Âne couché : cril17
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Il n’y a pas de petite querelle

Il n'y a pas de petite querelle_Amadou Hampâté BâUn conte d'Amadou Hampâté Bâ. Né à Bandiagara au Mali en 1900. Amadou Hampâté Bâ a été l’un des plus célèbres conteurs africains du XXe siècle et un farouche défenseur de la tradition orale, notamment celle du peuple peule. "Il n'y a pas de petite querelle"est un conte initiatique Pulaar, narré avec génie, par celui qui se déclarait être “un diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs”.

Résumé :

Lorsque le fils s'est absenté pour un voyage de quelques jours, il a pris soin de confier au chien la surveillance de la maisonnée.
- Chien ! Pendant mon absence, tu seras le gardien de la maison. Tiens-toi ici, à l’entrée de l’enclos. Surveille tout ce qui se passe au-dedans comme au-dehors, et en aucun cas ne quitte ton poste ! Si un incident se produit à l’intérieur, que le coq, le bouc, le bœuf ou le cheval s’en occupent et remettent de l’ordre s’il le faut. Tu m’as bien compris ?.
Le chien a approuvé de la tête en guise de soumission et sa queue frétillante a témoigné de son envie de bien faire.

Peu de temps après son départ, deux lézards se disputent le cadavre d'une mouche morte et courent partout dans la case où se repose la grand-mère. Le chien demande au coq d'aller les séparer car lui, le chien doit se tenir à l'entrée de la case pour tout surveiller. Le coq refuse trop occupé à picorer :
- Ce n’est pas mon affaire. D’ailleurs, qui peut se soucier d’une querelle de lézards !…
Le chien demande alors d’aller séparer les deux lézards au bouc (la tête ailleurs avec toutes les chevrettes), au bœuf (trop occupé à ruminer, digérer et somnoler), puis au cheval (un pur-sang ne s'abaisse pas au rang de deux lézard). Tous refusent, prétextant qu’il serait humiliant pour eux de s’occuper d’une aussi petite affaire.

Nos deux lézards, à force de se tortiller renversent la lampe à huile. La mèche enflammée effleure la moustiquaire, la moustiquaire prend feu, et le lit aussi. La vieille maman appelle au secours… Des cris s’élèvent de partout dans l’enclos… On accourt, on dégage la pauvre femme, et à force de jeter des calebasses pleines d’eau sur le lit on réussit à éteindre le feu.
Hélas, la pauvre vieille est gravement brûlée. Elle respire encore, mais sa vie ne tient qu’à un fil. Pour la soigner on utilise du sang de poulet, puis on prépare un bon bouillon de poulet. Le coq gémit :
- Ah ! chien ! Si seulement je m’étais occupé de cette querelle de lézards ! Voilà qu’aujourd’hui je vais y laisser ma vie !
Eh oui ! fait le chien. Je te l’avais bien dit, qu’il n’y a pas de petite querelle. Si tu m’avais écouté, tu n’en serais pas là maintenant.
Quelqu’un va jeter les os au chien.
- Pauvre coq ! dit le chien. Si tu avais accepté d’user de ton autorité pour arrêter cette bagarre, on ne me donnerait pas aujourd’hui tes os en guise de repas…
Malgré ces soins, la vieille mère meurt. Un jeune garçon cravache jusqu'au sang le cheval pour avertir le fils qui monte de suite sur la monture sans lui laisser le moindre repos. Sitôt arrivé, le cheval meurt d'épuisement. Comme on dit en Afrique, « son cœur a éclaté ». Avant d’expirer, il trouve encore la force de dire dans un dernier souffle :
- Ah ! chien ! Si seulement j’avais écouté ton conseil, je ne laisserais pas ma vie aujourd’hui dans cette querelle de lézards !
Le chef de famille, après s’être recueilli auprès du corps de sa mère, ordonne le creusement de la tombe. Or, selon la coutume du village, avant d’enterrer un défunt il faut d’abord « ouvrir » rituellement sa tombe en y versant du sang de bouc. La chair de l’animal sert ensuite à nourrir les visiteurs venus présenter leurs condoléances. le bouc chevrote tristement
- Oh, chien ! Combien tu avais raison ! Si seulement je m’étais occupé de cette querelle de lézards, aujourd’hui on ne me sacrifierait pas !
Hélas oui, mon ami ! répond le chien. Si tu avais pris la peine d’arrêter cette petite bagarre, aujourd’hui tu aurais la vie sauve !
On fait rôtir le reste de la viande pour nourrir les visiteurs, et on porte au chien une bonne part de chair et d’os…
Quarante jours après le décès, moment où l’âme des défunts est censée se libérer des derniers liens qui la retiennent encore dans le monde terrestre, des gens arrivent de tous les villages avoisinants pour participer à la grande cérémonie. Pour nourrir tout ce monde, le chef de famille est obligé de sacrifier le bœuf. Avant de mourir, celui-ci lance au chien :
- Ah ! chien ! Si seulement j’avais accepté de m’occuper de cette querelle de lézards !…
Plein de pitié, le chien pousse un grand soupir. Mais lorsqu’un peu plus tard on lui apporte une énorme part d’os et de morceaux de viande, il les dévore sans façon…

Ainsi, à cause de la bataille de deux petits lézards pour une mouche morte, modeste querelle dont personne ne voulut s’occuper, non seulement nos fiers amis le coq, le bouc, le bœuf et le cheval y laissèrent la vie, mais il en résulta un incendie, et une mort qui endeuilla toute la maisonnée… Seul le chien, fidèle à son devoir, sortit indemne de cette tourmente, et y trouva même une récompense inattendue…

Sources :

  • Amadou Hampâté Bâ, La Querelle des deux lézards, inclus dans Il n’y a pas de petite querelle, Nouveaux contes de la savane © Éditions Stock, 1999, 2000, 2015.
  • à lire en ligne ici.