L'ourse blessée dans son âme - France

Ours_Contes et Légendes_Michel Bournaud_HESSEUn conte issu du recueil de Michel Bournaud, 21 contes d'ours, Castor Poche, Flammarion, 1998 : Jacou et l'ourse. Les histoires rassemblées par Michel Bournaud montrent à quel point l'imaginaire de l'homme a été stimulé par cet animal, à la fois diable et saint, malin et cupide, une chose et son contraire. Il est en cela un bon miroir de l'homme.

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ours_debout_http://nouveau-souffle-de-vie.e-monsite.com/pages/publi-information/l-ours.htmlL'ourse se tient debout, solidement campée sur ses pattes arrières ... Elle se frotte le ventre. Elle lève le museau ... Elle sent ... Elle renifle ... Elle détecte une présence inhabituelle sur son territoire ... Ses petits yeux inspectent les environs. Quelque chose bouge dans les buissons qui entourent la clairière. Un être étrange se tient debout sur ses pattes arrières, tout comme elle. Mais sa fourrure est étrange ... Sa peau pend autour de ses membres... L'ourse voit ce drôle d'animal se baisser, se relever... Il ramasse des champignons. Il n'a pas l'air fait pour la chasse. Mais qu'importe ! C'est un mâle et cela fait bien longtemps que l'ourse est seule. Ses deux oursons ont grandi et sont partis. Ne lui restent en souvenir que deux larges mamelles pendantes, vides. Sa piste n'a croisé aucun compagnon ce printemps. L'automne est déjà là. Alors elle décide de prendre avec elle cet être malhabile, malfini, qui traîne dans les bois...

L'ourse se dresse devant l'homme. Devant Jacou qui reste immobile, terrorisé, pétrifié. L'ourse est deux fois grande comme lui ... et ses griffes ...
L'ourse est belle, puissante. Bien ancrée au sol, elle se tient droite mais souple, les pattes avant arrondies en cercle devant elle, accueillante. Elle est forte, ronde, épanouie, mais Jacou ne voit qu'une force brute, sauvage !
L'ourse se frotte le ventre, paisible, elle veut montrer qu'elle sait bien se nourrir et qu'avec elle ce pauvre être perdu n'aura plus jamais faim. Mais Jacou comprend qu'elle est prête à le dévorer !
Sa fourrure brille au soleil, signe de bonne santé. Mais Jacou n'y voit qu'une pelisse puante et dégoûtante infestée de vermine.
Ses yeux sont petits mais vifs. Ils reflètent une âme simple mais attentive : l'ourse sait voir au-delà des apparences. Mais Jacou n'y voit que calcul, froideur, l'insensibilité d'un tueur ...

Il faut vous dire que Jacou a l'esprit un peu tordu ... Dans son pays, Jacou est connu pour avoir la langue fourchue. Il dit toujours du mal des absents. Il a toujours quelque chose à insinuer sur les faits et gestes des voisins. C'est le sourire par devant, la trahison par derrière. On le dit capable de faire se battre des montagnes ... C'est bien simple, plus personne ne lui adresse la parole dans le village. En plus Jacou est paresseux ! C'est qu'il a de qui tenir ! De ses parents il a pris le meilleur de leur savoir-faire : il est paresseux comme son père fainéant diplômé à l'école de la bêtise, et médisant comme sa mère, une vraie langue de vipère !
Un jour, Jacou part dans la montagne. Sa mère l'a envoyé faire du bois pour l'hiver. Mais couper du bois c'est fatigant. Lourd à porter aussi. Jacou part à la cueillette aux champignons. Il s'égare. Au détour d'un bosquet il rencontre une ourse qui se dresse sur ses pattes de derrière et le fixe de ses petits yeux luisants. Sa fourrure est épaisse, sa gueule énorme, ses grandes dents pointues, ses griffes longues et acérées, ses mamelles imposantes. C'est une ourse qui a eu des petits ... mais elle semble seule... Elle s'adresse à Jacou :
- Homme que fais-tu là ?
- Je traverse la forêt, je pars tout de suite !
- Es-tu marié ?
- Non ...
Pour la première fois, sous le coup de la frayeur, Jacou dit la vérité.
- Alors je t'épouse ! ou je te mange !!! Tu as le choix ...

Jacou accepte de vivre avec l'ourse ... Que faire d'autre ! L'ourse l'amène dans sa tanière. Nettoie l'antre. Le nourrit comme s'il faisait partie de la famille. L'ourse est douce avec Jacou. Il commence à s'habituer. Il a moins peur. Et pour que l'ourse continue à bien s'occuper de lui -et ne le mange pas - il ne tarit pas d'éloge sur elle : ses yeux sont brillants, vifs, intelligents, ses dents si blanches, sa fourrure si chaude et douce, son ventre si confortable, ses mamelles si belles... Elle croit qu'il l'aime vraiment. Mais en fait, il pense tout le contraire de ce qu'il dit. C'est juste pour la séduire, pour qu'elle relâche sa surveillance ...
Doug Seus et Bart_video MDRTrois mois passent. Jacou n'a toujours pas le droit de sortir. Mais, après avoir bien endormi la vigilance de l'ourse par de douces paroles, il la supplie de le laisser visiter ses parents qui doivent être terriblement inquiets. L'ourse commence par refuser, puis finit par lui accorder trois jours.

Alors Jacou part tout de suite, dévale la montagne et rejoint son village. Là, seule sa mère l'accueille. Tous les autres villageois sont dépités de voir revenir ce faiseur d'embrouilles. La mère questionne Jacou :
- Où étais-tu pendant tout ce temps ? Dans la montagne ? Mais il ne faut que 3 heures pour y aller et 2 pour en redescendre !
- Je n'étais pas tout seul ...
- Ah ?
- Je me suis marié.
- Elle est jolie fille au moins ?
- On ne peut pas dire ça ... ce n'est pas vraiment une femme ...
- Avec un homme ? Non ? Qui alors ?
- Une femelle ...
- Une bête !!! hurle la mère ..
- Une ourse, oui. Qui me retenait prisonnier. C'était atroce...
Jacou finit par dire qu'il était prisonnier d'une bête féroce, hideuse, avec une fourrure mitée et pleine de vermine, des dents entartrées, jaunâtres, des yeux bêtes et méchants, et qu'il était révulsé d'horreur lorsqu'elle dormait en le tenant entre ses pattes. Un monstre hideux et puant.
Mais Jacou ignore que l'ourse l'a suivi. Tapie dans l'obscurité sous la fenêtre, elle a tout entendu ... Elle se sent comme poignardée en plein cœur ... Elle qui avait cru ses belles paroles ...

Elle repart dans la montagne en pleurant et en gémissant, décapite au passage un bûcheron, le traîne dans sa tanière et se passe les nerfs sur son cadavre. Elle attend Jacou ... qui revient contre toute attente. C'est qu'il est bien nourri, entretenu à ne rien faire chez l'ourse ! Elle lui demande s'il a vu ses parents et Jacou répond qu'il leur a dit qu'il s'était marié avec elle et combien elle était belle. Alors l'ourse lui ordonne de prendre la hache du bûcheron et de lui en donner un grand coup sur la tête.
- Choisis ! ou tu fais ce que je te demande, ou je te mange !
Alors Jacou frappe l'ourse. Qui n'en meurt pas. Tous les jours elle va se soigner à une source connue d'elle seule, et demande à Jacou si sa blessure guérit. Au début ce n'est pas joli-joli, mais la plaie finit par cicatriser. Enfin après plusieurs semaines de soins, l'ourse est guérie, la fourrure a repoussé, on ne voit presque plus rien.
- Tu vois, homme, les blessures du corps les plus graves peuvent finir par guérir, mais les blessures de l'âme ne guérissent jamais. J'ai tout entendu, comment tu m'as trompée, menti. Le mal qu'ont fait ces paroles fourbes ne cicatrisera jamais.
Et d'un coup de patte, d'un seul, l'ourse a enlevé à tout jamais l'envie de mal dire à Jacou.

Je laisse la fin en suspens. Chacun y mettra l'image plus ou moins terrible qu'il voudra ... Mais, plus direct, le conte rapporté par Michel Bournaud se termine ainsi

Et l'ourse mangea Jacou.

Illustrations :


D'autres contes d'ours :

Le sommaire du recueil 21 contes d'ours de Michel Bournaud est en ligne ici.

Sur le thème de l'enlèvement par un ours il y est fait référence à trois contes :

  • Jean de l'ours (France) . Une jeune femme est enlevée par un ours et donne naissance à un petit garçon redoutablement fort. version canadienne ici.
  • Jacou et l'ourse (France) . Un homme est enlevé par une ourse. Il dit se plaire avec elle mais quand elle l'entend parler en mal d'elle elle le tue.
  • L'épouse de l'ours (Indien-Amérique du Nord).


  • Macha et l'ours, conte russe en ligne ici. Ce conte est le premier du recueil de Claude Clément, Machenka et l'ours, Syros Jeunesse, 2001.


Une intruse chez les ours :

  • Les trois ours ancienne version de Boucle d'or et les trois ours, mettant en scène une vieille femme, conté dans l'article O... comme Ourse


L'ours chez les peuples du Nord :

  • L'ours qui avait volé le soleil (Amérique du Nord : conte algonquin, conte Inuit). A découvrir dans un article précédent, cliquez ici ...
  • L'épouse de l'ours (Indien-Amérique du Nord).


Quelques métamorphoses en ours(e) :

  • Peau d'ours (Allemagne-Grimm), cette version de la belle et la bête met en scène un homme revêtu d'une peau d'ours. Michel Bournaud rapporte le conte de Grimm dans son recueil.
  • Une version de Peau-d'âne où une princesse est métamorphosée en ourse. L'Ourse (L'orza) est un conte figurant dans le Pentamerone (II-6), recueil de contes merveilleux – premier en son genre –, publié en dialecte napolitain vers 1635, œuvre posthume de Giambattista Basile. Le récit constitue une version primitive de Peau d'âne, bien que la peau d'âne soit ici, comme le titre l'indique, une peau d'ourse. (Wikipedia)
  • Neige-blanche et Rose-rouge (Grimm). Un prince transformé en ours va venir en aide aux deux jeunes filles qui l'ont accueilli et nourri.
  • et bien sûr Calisto, une nymphe changée en ourse (voir ci-dessous)...


Callisto : changée en ourse, traquée à la chasse par son fils, placée dans les cieux elle nous donne le nord

Callisto (Gr. Καλλιστώ, la plus belle; Lat. Callisto) était une chasseresse, suivante de la déesse Artémis et était sa préférée. Elle portait les mêmes vêtements, elle avait les mêmes goûts que la déesse et lui avait juré de rester toujours vierge. Mais séduite par Jupiter, qui a changé d'apparence une fois de plus pour séduire, elle subit la jalousie de Junon, la redoutable épouse de Jupiter. Elle est métamorphosée en Ourse. Poursuivie à la chasse par son propre fils, Jupiter transporte Callisto dans les cieux où elle devient "La Grande Ourse" suivie par "la Petite Ourse", son fils ...

Callisto_Hendrick Goltzius_Calisto turned into a bear_1589

Résumé :

Callisto, fille de Lycaon, roi d'Arcadie, était une des nymphes favorites de Diane. Jupiter, sous la forme de cette déesse, la rendit mère d'Arcas. Diane s'en étant aperçue la chassa de sa compagnie. Junon poussa plus loin la vengeance et la métamorphosa en ourse. Cependant, Arcas étant devenu grand, des chasseurs le présentèrent à Lycaon, son aïeul, qui le reçut avec joie, et l'associa à son royaume. Le jeune prince donna son nom à l'Arcadie, et apprit à ses sujets à semer le blé, à faire du pain, à fabriquer de la toile, à filer la laine, toutes choses qu'il avait apprises lui-même de Triptolème, favori de Cérès et d'Aristée, fils d'Apollon. Lycaon ayant été changé en loup par Jupiter à cause de sa cruauté, Arcas eut seul le royaume. Mais, non content de gouverner son peuple, il se livrait éperdument au plaisir de la chasse. Un jour ce jeune homme, en parcourant les montagnes, rencontra sa mère sous la forme d'une ourse. Calisto, qui reconnaissait son fils sans en être connue, s'arrêta pour le contempler. Arcas prépara son arc, et il allait la percer de ses flèches, lorsque Jupiter, pour prévenir ce parricide, le changea lui-même en ours. Le dieu les transporta tous les deux dans le ciel, où ils forment les constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse. A la vue de ces nouveaux astres, l'implacable Junon entra de nouveau en fureur, et pria les dieux de la mer de ne leur permettre jamais de se coucher dans l'Océan. Ainsi ces deux constellations, placées près du pôle nord, demeurent toujours au-dessus de notre horizon. À cause de leur configuration, les Grecs et les Romains les désignaient assez souvent comme aujourd'hui par les noms de Grand et de Petit Chariot. http://www.dicoperso.com/term/adb1aeb1acada360,,xhtml

Sources :

  • Ovide dans le livre II des Métamorphoses
  • Gravure de Hendrick Goltzius, Calisto turned into a bear, 1589


Pour en savoir plus :

Un article très accessible sur Callisto changée en constellation, la Grande Ourse : http://sijevousdisais.canalblog.com/archives/2016/08/25/34227388.html

  • Jupiter a changé Arcas en ours pour lui éviter de tuer sa mère-ours. Pour protéger Arcas et Callisto d’autres dangers, Jupiter les saisit par la queue et les lança haut dans le ciel. C’est pourquoi on les retrouve côte à côte toutes les nuits au-dessus de l’horizon nord. C’est aussi pour cette raison que la Grande et Petite Ourse ont de si longue queue alors que les vrais ours n’ont en général qu’une toute petite queue. (http://slideplayer.fr/slide/1208000/). Ces deux constellations tournent autour de l'étoile polaire. Toujours visibles (dans l'hémisphère nord), elle nous donnent le nord en racontant leur histoire. Callisto et Arcas sont enfin réunis et protégés pour l'éternité.

Callisto_Grande ourse_constellation_http://sijevousdisais.canalblog.com/archives/2016/08/25/34227388.html

Un article intéressant à consulter : ''Le Mythe Troublant de Callisto et d’Artémis'' :

  • Le sort de Callisto est celui d’une fille de la Grèce : elle subit la double voire triple peine du viol, du bannissement et de la revanche de l’épouse jalouse et outragée. Pour autant, le fait qu’elle accepte les baisers et les caresses d’Artémis semble témoigner qu’elle n’est pas insensible à l’intérêt de la déesse. Est-ce la reconnaissance à mots voilés d’un amour qui ne dit pas son nom entre femmes dans la Grèce archaïque ?
  • Dans d’autres versions du mythe, celle d’Apollodore par exemple, la transformation de Zeus en Artémis, c’est-à-dire d’un homme en femme, même par ruse est choquant. On prétend donc que Callisto aurait cédé au frère jumeau d’Artémis, c’est-à-dire le bel Apollon (né un jour après sa sœur). Dans cette tradition du mythe, ce n’est également plus Arcas qui tue Callisto transformée mais Artémis elle-même, la déesse de la chasse, outragée par la faute de Callisto.
  • La signification de la transformation de Callisto en ourse pose aussi des problèmes intéressants, car chez les Grecs, notamment les Arcadiens, l’ours est l’animal favori d’Artémis. Il symbolise la virginité. Les jeunes filles attiques entre cinq et dix ans étaient dites arkta, ourses, et célébraient, vêtues en ourses, le culte d’Artémis de Brauron, déesse ursine.


Quelques livres sur la symbolique de l'ours :
Le guichet du savoir a répondu à une demande de références concernant la symbolique de l'ours. Je vous laisse consulter les résultats de cette recherche : Guichet du savoir : la symbolique de l'ours

La vengeance de l'ourse blessée - Conte russe

Alexandre Afanassiev donne deux versions du conte L'ours dans ses Contes populaires russes. Ce conte bref et violent (voire terrifiant) inclut une « chanson » évoquant des formules magiques, et semble relever du totémisme primitif. Vassiliev, cité par Boris Rybakov, indique qu'il était interdit de consommer certaines parties de l'ours tué (la tête et les pattes) ; or dans le conte, les deux vieux enfreignent ce tabou. Le conte évoque aussi les terreurs des paysans russes d'autrefois, vivant dans des endroits reculés, et confrontés aux bêtes sauvages. Tolstoï a écrit une variante de ce conte.

  • Un vieux et une vieille n'ont pas d'enfants. Le vieux, parti dans la forêt pour chercher du bois, rencontre un ours qui le provoque au combat. Mais le vieux lui tranche une patte d'un coup de hache et la rapporte à la vieille pour la faire cuire et récupérer la toison. Cependant, l'ours se fabrique une patte en bois de tilleul, et, boitant, s'en va chez le vieux en chantant une inquiétante chansonnette. Le vieux et sa femme, l'entendant arriver, se cachent, mais l'ours les trouve et les dévore.


  • Une vieille femme vit dans une isba mal enclose à l'écart du village ; elle possède une vache et six moutons. Arrive l'ours qui brise la clôture, dévore une brebis, puis deux. La vieille en devient à demi folle, elle arrache la peau des brebis égorgées et se met à filer leur laine. L'ours revient à plusieurs reprises, cherchant à dévorer un agneau, mais la vieille lui tient tête, faisant grincer la porte pour sortir dans la cour. L'ours se place alors sous la fenêtre de l'isba et entonne une chanson : Grince, grince, violon, sur la patte de tilleul ! Voici l'eau qui dort, et la terre dort, seule une veille ne dort pas, elle file sa toison ! La vieille sort pour voir qui chante ainsi, l'ours en profite pour voler une par une toutes les brebis et les emporter dans la forêt. La pauvre vieille en vient à détruire son isba et s'installe chez son frère, où ils se consolent en amassant du bien et en « tordant le cou aux malheurs ».


  • Dans une variante littéraire, retravaillée par Alexeï Tolstoï, « L'Ours Patte-de-Tilleul », l'ours a volé des navets que le vieux et la vieille avaient semés, raison pour laquelle le vieux s'en prend à lui, et la chanson de l'ours blessé diffère légèrement. La fin est inversée : une foule accourt, qui tue l'ours.


Sources :

  • Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Ours_(conte_russe)
  • Tolstoï : L'ours Patte-de-Tilleul