Le sifflet ou Les lapins forains

Voici un conte facétieux et merveilleux, avec un air de grosse farce (au lapin bien entendu). J'y ai mis mon grain de sel pour aider à la lecture d'un français un peu vieilli mais qui fait le charme du conte qui nous parle de la vie d’antan (de la vie dans le temps)...

Princesse_pensive_jeune-femme-pensive-par-le-peintre-russe-grigory-sedov-19c3Il y avait une fois un roi riche comme la mer ; et ce roi avait une fille si jolie, qu'à la regarder on perdait le boire et le manger. Comme son père la pressait de se marier, elle fit rassembler dans la grande salle du château tous les garçons qui voulurent venir. Il ne faut pas demander combien il en vint…

Berger_http://www.van-gogh.fr/charles-sprague-pearce-les-tableaux-du-peintre-2.phpUn pauvre petit berger, qui n'avait pour toute richesse que son courage et sa jeunesse, mais joyeux comme un chardonneret, et ma foi assez joli garçon, y était venu lui aussi : non pas pour courir sa chance, mais pour voir la demoiselle. Elle était jolie comme un petit jour. En sa présence on n'eût pas fait plus de cas des autres filles que d'un morceau de bois. Mais lui, lui qui paissait ses bêtes tout le long du jour dans les pâturages, la pluie et le vent lui battant le visage, comment pouvait-il imaginer plaire à la princesse ! Un berger, ce n'est pas le fils de la poule blanche.

Pomme_Or_http://psyche-d-ame.bloxode.comLorsque tous les jeunes gens sont entrés dans la grande salle du château, la demoiselle montre une pomme d'or qu'elle tient à la main :
- Je vais la jeter en l'air, et celui qui l'attrapera au vol, celui-ci m'aura pour femme.
Elle lance la pomme, une fois, deux fois, sans que personne puisse l'attraper. Mais la troisième fois, le berger se met en un tel transport d'espérance, de jeunesse, de hardiesse, que tout son sang le soulève. Il bondit si fort et si haut, qu'au vol il attrape la pomme.
Alors le roi se lève sur son trône et se fait amener le berger. Quand il le voit, avec ses pauvres habits de laine grossière qui sentent le mouton et le serpolet, il fait grise mine. Ce prétendant ne lui plaît pas, mais alors pas du tout …
- Pour avoir ma fille, il te faut encore accomplir trois tâches.
Et lorsque le roi explique en quoi ça consiste, le pauvre petit berger, lui qui se voyait déjà au milieu des étoiles, se sent dégringoler plus bas qu'avant dans la crotte. Ce qu'on lui demande est tellement extravagant qu’il pourrait tout aussi bien répondre non tout de suite. Mais renoncer sans avoir essayer, c'est être bien lâche. On commence déjà à rire de lui, mais après tout il n'a rien à perdre. Il passe la main derrière son cou, et demande quand même à réfléchir jusqu'au lendemain.

Le berger s'en retourne vers ses moutons, tête basse, tellement absorbé qu'il bouscule une vieille femme qui marche sur le chemin. On aurait dit une pauvre vieille de la campagne aux cheveux blancs, tout de noir vêtue, tablier rapiécé, et sur son dos un fagot de branches sèches. Il s'excuse fort poliment, et lui propose de porter son fardeau.Sifflet_pelerinage_Paris_Cluny La vieille voyant son air soucieux lui demande ce qui le tracasse. Le berger conte les exigences du roi : il veut lui imposer trois épreuves plus invraisemblables les unes que les autres. La vieille tire alors un petit sifflet de sa poche et le lui donne. Il remercie comme il fallait, du meilleur de son cœur, et va chercher le sommeil sur son lit de fougères.

Le lendemain matin, il se lève tout résolu, part d'un pied léger et va, en grande hardiesse trouver le roi.
- Sire, j'essaierai d'accomplir les trois tâches.
- Bien. Tout d'abord, puisque tu es berger, tu vas garder dans la prairie mes 100 lapins forains, et gare à toi s'il en manque seulement un seul ce soir.
lapins_sauvagesLe ministre se rend à l'écurie, ouvre la porte. Le petit berger compte les lapins à mesure qu'ils sortent. Il y en a 100, pas un de plus, pas un de moins. Mais quand le dernier sort, le premier est bien loin, qui détale sur le gazon. Et quand le berger arrive à la prairie, il n'a plus un seul lièvre avec lui. Pensez donc si ça court vite un lapin, alors des lapins forains ... Il prend son sifflet, siffle doucement : sur-le-champ, des quatre coins du pays, les lièvres reviennent comme s'ils avaient cent mille chiens de chasse à leurs trousses. Et réunis autour du berger, ils se mirent, aussi tranquilles que des brebis, à brouter l'herbe fraîche.
Le roi envoie son ministre au haut de la plus haute tour regarder ce qui se passait. Quand le ministre revient dire que les 100 lièvres sont tous là e train de brouter de l'herbe autour de leur berger, le roi, de colère, tape dans ses mains :
- Je ne vais pas être forcé de donner ma fille à ce berger tout de même ! Non, il ne l'a pas encore !

paysanne_ane_berger_pyrénées_http://www.cerimes.fr/la-banque-dimages/patois-local-des-pyrenees.htmlLe berger, comme un berger doit faire, garde donc ses bêtes, quand il voit arriver sur un âne une petite paysanne de bien jolie tournure.
- Bonjour berger. Il fait bon vous voir au milieu de vos lièvres ! Ne voulez-vous pas m'en vendre un ?
- Mes lièvres ne sont pas à vendre : ils sont à gagner.
- Que me faut-il faire pour en gagner un, beau berger ?
- ''Il vous faut descendre de l'âne, vous asseoir sur le gazon, et passer un quart d'heure avec moi.
Le berger avait bien reconnu la princesse, quoiqu'elle se fut déguisée en paysanne. Mais il fait comme si de rien n'était quand elle s'assoit à côté de lui sur le gazon. Au bout d'un quart d'heure, la princesse se lève et réclame son lièvre. Le berger choisit le plus gros, le lui donne ; elle le met dans un panier, remonte sur son âne et reprend le chemin du château.
Dès que le berger voit qu'elle va passer la porte, il tire le sifflet de sa poche. A peine le coup de sifflet est-il donné que le lièvre saute du panier et revient en quatre enjambées rejoindre ses camarades.

paysan_ane_http://jean.luc.dupaigne.free.fr/index.htmlLe berger continue sa garde, bien installé sous un figuier. Arrive un vieux paysan juché sur son âne.
- Vends-moi un de tes lièvres, je le paierai ce qu'il faudra.
- Mes lièvres ne sont pas à vendre : ils sont à gagner. Mais vous pouvez en gagner un.
- En quoi faisant, berger de misère ?
- En descendant de votre âne, en lui levant la queue, et en lui donnant trois baisers par-dessous.
Il en coûte un peu beaucoup au roi d'embrasser ainsi son âne – car c'est le roi ce vieux paysan. Et le berger qui a des yeux à voir le vent, l'a reconnu bien sûr. Mais pour garder sa fille, le roi tient trop à reprendre un de ses lièvres : il s'exécute. Sitôt fait il réclame son lièvre : le berger choisit le plus petit, le lui donne. Le roi prend cette bête par les oreilles et pour être sûr qu'il ne s'échappe pas, il le découpe en morceaux avant de regagner le château.
Le berger le laisse arriver jusqu'à la porte du château. Puis il tire son sifflet et siffle doucement, et le lièvre revient, un peu moins vite que le premier c'est vrai : le temps que les morceaux se recollent et le lièvre d'une secousse, dégage ses oreilles, plante là le roi et son âne, s'élance, et rejoint ses camarades.
Le soir, à la porte de l'écurie, le berger compte ses lièvres devant le roi. Il en ramène 100, pas un de plus, pas un de moins. Voilà accomplie sa première tâche.

En reste deux ... Sans lui laisser une minute de répit le roi ordonne :
pois_lentilles_http://kiyakuisine.canalblog.com/archives/2012/05/27/24327867.html- Conduisez-le à mon grenier. Il y a 100 boisseaux de pois mélangés à 100 boisseaux de lentilles. Puis il s'adresse au berger : Il faut que tu arrives à tout trier, cette nuit, sans lumière.
La nuit s'approche Le ministre fait monter le petit berger au grenier et l'enferme à triple tour, après quoi il porte la clef au roi. Il fait noir dans ce grenier ... comme dans le derrière d'un loup. Le berger attend que tout le monde soit couché au château. Puis il siffle doucement avec son sifflet. fourmi_grain_rizAussitôt, comme s'il en pleuvait, tombent là des fourmis par bataillons. Elles se mettent à l'ouvrage et travaillent si bien qu'à la pointe du jour pois et lentilles sont triés, séparés en deux tas.
Quand le roi en personne vient ouvrir au berger, il doit reconnaître que la deuxième tâche est accomplie.

Reste la troisième épreuve...
Pains_http://www.francoisegomarin.fr/2012/05/19/le-pain-a-lenvers/- A la nuit tombante, mon ministre te conduira aux fours à pains du château. Si la nuit prochaine tu réussis à manger tout le pain que mes boulangers vont cuire aujourd'hui pour la semaine, sans qu'il en reste une miette, demain matin tu épouses ma fille.
Autant boire la mer et ses poissons ! C'était une telle montagne de miches, de tourtes, de pains ronds, de pains longs, de petits pains, de brioches !
rat_madasafish.comDès que le château est endormi, le berger prend son sifflet, il siffle doucement. Arrivent des rats, des gros et des minces, des gras et des maigres, des vieux et des jeunes, une armée de rats qui se jette sur ces pains et fait tant de toutes ses dents, qu'au matin rien ne restait. Je dis rien : pas une miette, rien de rien.

- Les trois tâches sont faites, reconnaît le roi à contrecœur. Ne reste plus qu'une petite chose. Raconte-nous seulement autant de mensonges qu'il pourra en entrer dans ce sac. Quand j'aurai dit que le sac est plein, je te donnerai ma fille.
Voilà le berger à enfiler mensonges sur mensonges, tous plus gros les uns que les autres : des limaces qui labouraient et des grenouilles qui filaient, des vaches qui dansaient sur la glace et des anguilles qui coiffaient leur fille, que Diable sais-je, de minuit au grand jour, et de midi au clair de lune. Évidemment, le roi ne parait pas entendre et le sac ne semble pas se remplir.
A la fin, le berger, ne sachant plus quoi inventer dit ceci :
- Comme je gardais mes lièvres, la princesse est venue me trouver à la prairie. Je lui ai dit : "Pour en gagner un, il faut vous asseoir sur le gazon et me donner un baiser". Et la princesse m'a donné un baiser pour gagner le lièvre.
- Le sac n'est pas encore plein, s'écria le roi. Mais tu viens d'y mettre un mensonge si gros, qu'il ne passerait pas par la porte.
- Un moment après, continua le berger, comme j'étais encore à la prairie, le roi est venu m'y trouver monté sur un âne. Il m'a demandé lui aussi comment gagner un de mes lièvres. Figurez-vous que j'ai forcé le roi à …
- Ça suffit, s'écria le roi, ça suffit ! Le sac est plein.

Là-dessus, on fit battre les tambours, sonner les trompettes, et on maria sur-le-champ le berger à la princesse qu'il gagna avec une parole...

Mais, moi, un repas de noces sans pain, ça ne me dit rien. Alors je suis rentrée chez moi pour vous conter toute l’histoire.

Illustrations :

  • Berger (introduction) : http://centrefrancoportugais.com/2009/03/14/a-serra-da-estrela
  • Princesse pensive : jeune-femme-pensive-par-le-peintre-russe-grigory-sedov-19c3
  • Le jeune garçon assis sur le talus à la clarinette, huile de Charles Sprague-Pearce - (1851-1914) : http://www.van-gogh.fr/charles-sprague-pearce-les-tableaux-du-peintre-2.php
  • Paysanne sur son âne : http://www.cerimes.fr/la-banque-dimages/patois-local-des-pyrenees.html
  • Paysan sur son âne : http://jean.luc.dupaigne.free.fr/index.html
  • pois et lentilles : http://kiyakuisine.canalblog.com/archives/2012/05/27/24327867.html
  • Pains : http://www.francoisegomarin.fr/2012/05/19/le-pain-a-lenvers/
  • Rat : madasafish.com


Sources :

  • Pourrat_Les-cotes-de-la-bûcheronnne-ELOR2000Henri Pourrat, Le Sifflet in : "Les contes de la Bûcheronne", ed. Mame 1938, p. 197. Cet ouvrage a été réédité par ELOR en 2000. Vous y trouverez 18 contes. Seul Henri Pourrat utilise un sac de mensonges et fait ainsi entrer dans le sac les femmes qui ont menti ... tandis que les autres versions parlent d'un sac de vérité ...


Pour en savoir plus !

Variantes :

  • Carmen Bravo-Villasante, Les trois devinettes 17_Contes d'Espagne_Bravo-Villasantein : "17 Contes d'Espagne", Flammarion, Castor Poche n° 185. Ce conte a été donné par Michèle lors du Rendez-Vous Conte du 8 décembre. Un roi, peu pressé de marier sa fille, annonce qu'il ne la donnera en mariage qu'à celui qui proposera une énigme ou une devinette qu'elle ne saurait résoudre. Quelques princes tentèrent l'aventure et en perdirent la tête ... Un jeune berger décide de tenter sa chance et fait ses adieux à sa mère, qui, certaine qu'il va droit à la mort, lui prépare un gâteau pour le voyage, mais elle y met une forte dose de poison. Le garçon donne un morceau à sa chienne qui l'accompagne et la voit convulser et mourir. 3 corbeaux qui commencent à picorer le cadavre meurent. Le berger tend un piège pour attraper du gibier. Il tue une hase (femelle du lièvre) et trouve dans son ventre trois lapereaux qu'il fait rôtir. Cela lui permet de poser la devinette suivante : En chemin, voici ce qui m'est arrivé : Le gâteau a fait mourir Adèle, Adèle en a tué trois, j'ai fait rôtir trois viandes qui n'étaient pas encore nées ... La princesse n'a pu répondre. Mais le roi ne voulait pas d'un simple berger pour gendre, alors il lui donne une épreuve pour savoir s'il est à la hauteur : il doit garder 10 lapins et les ramener tous les 10 le soir. En chemin, le berger aide une vieille qui lui donne un sifflet qui lui permet de faire venir ses lapins. Le roi, voyant cela, envoie la servante acheter un lapin. La servante accepte de s'allonger sur l'herbe avec le berger mais au retour le lapin revient au son du sifflet. Elle dit qu'elle n'a pu acheter de lapin. Le roi envoie la reine qui fait pareil avec le même résultat. Le roi demande alors comme seconde épreuve de remplir un sac de vérité : le berger raconte comment la servante a eu un lapin et s'apprête à parler de la reine quand le roi l'interrompt brutalement : le sac est plein ! Et cric et crac !. Illustration : http://histoirecenthistoires.blogspot.fr/2012_03_01_archive.html


  • P. Delarue ; M.-L. Tenèze, Le troupeau de lapins ou Le sac de vérités in: "Le conte populaire français", Maisonneuve & Larose. Les épreuves sont là, sans énigme comme dans 'Les trois devinettes'' cité pus haut. Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze proposent un catalogue de contes populaires français et francophones. Ils donnent la version type, avec les éléments constitutifs, ainsi que des versions analogues, le tout proposé selon la classification d’Aarne et Thompson.


  • François-Marie Luzel, Contes populaires de Basse-Bretagne, Les trois fils de la veuve ou les Gardeurs de perdrix, Conté par Guillaume Geffroy, domestique, Plouaret, 1869. Dans cette version ni énigme, ni lapins mais trois perdrix à garder par trois frères, chacun leur tour. Les deux premiers échouent et se font peler le dos par le châtelain. Seul le plus jeune réussira grâce au sifflet donné en reconnaissance du service qu'il a rendu à St Pierre et Jésus qu'il a portés sur son dos au passage à gué. C'est ce sifflet que cherchent à obtenir la servante, la fille et la femme du châtelain ... Un sac de vérité se remplit des femmes qui interrompent l'énonce des vérités ... Le sac a été vite plein ! Le garçon est rentré chez lui avec son sifflet et son argent. Texte en ligne ici. L’introduction de l’élément chrétien dans ce conte doit être une altération de la fable primitive : c’était une fée qui devait faire échouer ou réussir les trois frères, selon l’accueil reçu de chacun d’eux. On comprend mieux comment le sac se rempli vite lorsque les femmes entrent dans le sac lorsqu'elles interrompent le berger ... cela crée des images assez amusantes ...