Le cordonnier de Bagdad

Orient_Courelle2Il y avait autrefois à Bagdad un calife qui, pour mieux connaître la vie de son peuple, avait décidé de prendre les habits d'un homme du peuple et de se promener la nuit dans la ville. Le soir même, déguisé en porteur d'eau, le calife quittait son palais. ...

porteur_d'eau_levoyageaumarocEn s'approchant de la maison, il entendit des rires et des chants. Alors, il poussa la porte et entra. Au milieu de la pièce une table était mise et un bon repas était servi. Un homme et une femme et plusieurs enfants étaient assis autour. Ils mangeaient de l'agneau rôti et des gâteaux au miel. Ils buvaient du vin de figues et paraissaient très heureux et très gais. La famille invite ce pauvre porteur d'eau à partager un bon moment avec eux. Il n'est nul besoin d'être jour de fête pour se réjouir lui explique le maître de maison :

-Babouches_Courelle2 C'est une grande joie en effet que de se reposer en famille. Vois-tu, je suis cordonnier. Toute la journée je couds les babouches et, le soir, je dépense tout ce que j'ai gagné. Et pour nous c'est la fête chaque soir.
- Est-ce bien sage de dépenser ainsi tout ce que l'on gagne ? demanda le calife. Ne songes-tu jamais aux mauvais jours qui peuvent venir ?
- Ceux qui redoutent le lendemain se font un triste aujourd'hui. répondit le cordonnier. Il vaut mieux faire provision de joie que d'entasser de l'or. Et quand on a les mains habiles et une tête sur les épaules, l'avenir ne fait pas peur.
- Mais si l'on fermait ton échoppe ? Que deviendrez-vous, toi, et ta femme, et tes enfants ?
- A mon pire ennemi je ne souhaiterais pareil malheur ! Mais bah ! … un homme qui sait réfléchir et qui ne craint pas le travail trouve un moyen de s'en tirer.

Le lendemain, dès la naissance du jour, le calife donna l'ordre de fermer l'échoppe du cordonnier, Oh … ce n'était pas par méchanceté, mais pour faire comprendre au cordonnier, son imprévoyance…. Et riant dans sa barbe, le calife attendit la nuit pour sortir déguisé en porteur d'eau. Comme la veille, notre cordonnier était attablé avec sa famille. Et voyant le porteur d'eau, il l'invita à entrer :
- Bonsoir, ami ! Entre, viens t'asseoir à notre table ! … Est-ce que tu sais ? Par ordre du calife -que les mauvais rêves le visitent chaque nuit !- on a fermé mon commerce ! On m'a enlevé mon gagne-pain. Que faire ? Je suis allé chez les voisins, j'ai scié du bois pour l'un, j'ai porté de l'eau pour un autre, j'ai repeint l'entrée chez le troisième… et le soir venu, j'avais tout de même gagné de quoi nourrir ma famille…

Sultan_Zanzibar_Khalifa_ibn_KharubA l'aube, le calife fit venir le cordonnier dans son palais. Le cordonnier ne reconnut pas son ami, le porteur d'eau. Le calife lui tendit un grand sabre et lui ordonna de monter la garde à l'entrée de la salle d'audience. En effet le calife venait de s'apercevoir d'un laisser-aller certain dans ses jardins :
- Mes jardins sont très mal entretenus. Hier j'ai vu un pétale de rose qui traînait au milieu d'une allée. J'ai envoyé mon garde surveiller le travail des jardiniers. C'est toi qui vas le remplacer. Prends ce sabre et va monter la garde devant ma porte.

Toute la journée, le pauvre cordonnier resta immobile devant la porte du calife s'appuyant le dos au mur tant qu'il pouvait et se redressant sitôt qu'il entendait des pas. A la tombée de la nuit, le calife lui ordonna de rentrer chez lui mais d'être présent à son poste dès l'aube. Le calife pensait ainsi mettre le cordonnier dans l'impossibilité de pourvoir à la nourriture de sa famille, il pourrait leur faire un beau cadeau et toute la famille louerait la générosité et la sagesse de leur calife et cela leur servirait de leçon .. Mais lorsqu'il arriva chez le cordonnier tout le monde festoyait ! Le porteur d'eau-calife s'étonna :

- Cordonnier, tu m'as caché que tu avais des économies ... J'ai appris que tu étais réquisitionné comme garde toute la journée, tu n'as donc pas pu gagner ton pain aujourd'hui !
- Ne me parle pas du calife ! Que les puces le dévorent ! s'écria le cordonnier. J'ai passé la journée à user mon dos contre sa porte. Je suis rentré à la maison : rien à manger, rien à boire… Alors j'ai regardé ce grand sabre que l'on m'avait donné. Il était beau, d'un bel acier fin et tout couvert de dessins précieux comme on en fait à Damas. Je me suis dit : "Tout le monde sait que notre calife est un âne, mais il n'est pas encore complètement fou ! Il n'a pas l'intention de me faire tuer quelqu'un avec ce beau sabre qui doit coûter très cher… Il ne me l'a donné que pour la parade…" Alors je suis allé vendre le sabre et j'en ai tiré plus d'argent que je n'en gagne en trois jours. Et, à sa place, j'ai mis dans le fourreau un sabre de bois que j'ai fabriqué. Il fera tout aussi bien l'affaire… Après tout… lorsqu'on empêche un homme de gagner honnêtement sa vie, on doit s'attendre à être volé…

Lorsque le porteur d'eau redevint calife, il rumina ces paroles ... Ah ! le calife est un imbécile ... Et au matin, lorsque le cordonnier prit sa place de garde avec son sabre de bois, le calife fit appeler un serviteur et se mit à l'injurier et à le menacer. Pour finir, il appela le garde et lui ordonna de trancher la tête à cet incapable ! Le cordonnier essaie de s'en sortir comme il peut :
- Calife, grand et miséricordieux, lumière de l'Orient ! supplia le cordonnier, cet homme ne voulait pas t'offenser. Il s'est trompé de bonne foi. Pardonne-lui, seigneur !
- Point de pitié pour ce fourbe ! Tire ton sabre et coupe-lui la tête ! Fais ton devoir ! Sinon c'est ta propre tête qui va tomber !
Que pouvait faire le cordonnier ? Il poussa un grand soupir, leva les yeux au ciel et s'écria :
-sabre_de_bois Que le sort en décide ! Si cet homme est coupable, il mourra de ma main. Mais si - comme je le crois- il est innocent, ce beau sabre d'acier fin va se transformer sur-le-champ en un sabre de bois !
Il tire le sabre du fourreau, le sabre en bois…
Que pouvait faire le calife ? Il réfléchit, hoche la tête, et se met à rire.
- Rentre chez toi, cordonnier. Ouvre ton échoppe et continue à vivre comme tu as vécu. Je le vois bien à présent, un homme tel que toi ne doit pas craindre l'avenir. Quoi qu'il arrive, tu sauras t'en tirer ! Va en paix et sois heureux !

Le cordonnier est rentré chez lui, et depuis, il continue de vivre comme il a toujours vécu. Toute la journée il coud des babouches, et le soir avec sa famille, il mange, boit, rit, et chante, le cœur léger. Puissiez-vous en faire autant chaque soir de votre vie, ô vous qui m'écoutez !



Sources :

  • Le_cordonnier_de_Bagdad_LUDA Luda, Le cordonnier de Bagdad, Flammarion, coll. Cadet Castor, 1985.

Illustrations :