Un groupe de philosophes et de savants entreprirent un jour, à Bagdad, une longue discussion sur la question suivante : Existe-t-il deux catégories d’hommes ? La plupart étaient d’accord pour répondre par l’affirmative mais ils s’opposaient, et parfois même vivement, quand il fallait définir les raisons de cette division.

Comment séparer en deux les êtres humains ?

C’est assez simple, disaient les musulmans convaincus : il y a les fidèles et les infidèles. Point final.
Les chrétiens refusaient évidemment d’accepter ce critère, qui les rabaissait à une catégorie secondaire, ou extérieure. (Ils auraient pu en dire autant : il y a les chrétiens d’un côté et les païens de l’autre. Autre point final !)
Pour les Grecs –mais ils se gardaient de l’affirmer trop hautement- l’humanité se divisait bel et bien en deux catégories : les Barbares et les Grecs. Mais les Grecs se référant à Aristote affirmaient que les différences tenaient non pas à la religion mais essentiellement à la naissance, que certains venaient au monde dans une position dominante, qui jamais ne changerait, tandis que d’autres naissaient avec la condition d’esclave inscrite déjà dans leur sang.
D’autres, plus raffinés, disaient que l’intelligence de chaque individu pouvait jouer un rôle, qu’elle lui permettait par exemple d’acquérir des connaissances par l’étude et la fréquentation des bons maîtres, et même de sortir de la condition où la nature semblait avoir placé au départ tel homme fils d’esclave, ou telle femme venue de terres obscures. Et ces mêmes esprits raffinés disaient qu’en effet l’humanité peut se diviser en deux : ceux qui savent et ceux qui ignorent.
D’autres disaient : pourquoi chercher aussi loin ? Il y a dans le monde des riches et des pauvres. Et cela suffit à faire la différence !
D’autres encore : il y a ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, ceux qui sont nés pour gagner, ceux qui sont nés pour perdre.
Quelqu’un, qui venait des confins de l’Inde, dit même : oui, il y a deux catégories d’humains. La catégorie des vivants et celle des morts.
Il y eut même des voix, à vrai dire assez rares, pour dire que, tout simplement, les humains se divisaient entre les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Ce qui ne faisait que déplacer la question. Comment en effet distinguer les bons des méchants ?

Après plus d’un mois de discussions riches d’anecdotes et d’exemples, les participants de cette rencontre durent se séparer. Malgré leur érudition et toute leur bonne volonté, il leur était impossible de parvenir à une conclusion ferme. Et force leur fut de le reconnaître. Ils se séparèrent donc, non sans quelque déception inavouée.

Un petit groupe d’entre eux, dans la rue, rencontrèrent alors notre ami Nasreddin Hodja, qui passait tranquillement sur son âne.
Nasreddine Un des savants, qui vivait à Bagdad et connaissait Nasreddin, lui demanda :
- Nasreddin ! toi qui es de bon conseil, sage parmi les fous que nous sommes, dit nous : Est-ce qu’il existe deux catégories d’hommes ?
- Bien sûr ! répondit Nasreddin sans s’arrêter.
- Lesquelles ? demanda le savant.
Nasreddin répondit, en tournant légèrement la tête, tandis que son âne l’emportait :
- Ceux qui pensent qu’il y a deux catégories d’hommes, et les autres.


Jean-Claude Carrière, Chronique du 07.11.03 : La vraie différence, in : Les à-côtés, chroniques matinales (France Inter, 2003), Plon, 2004, pp 128-130.