Présentation de Michel - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Le masque dans tous ses états

Nous avons fait pendant la pandémie de la covid une expérience individuelle collectivement partagée : celle du masque.

  • Du point de vue de la sécurité, besoin vital, le masque est une protection personnelle contre le virus dans son intérêt individuel pour ne pas être contaminé ; Bal masqué-Lucy-Peanuts-humour
  • mais en même temps il figure une éthique du prendre soin d’autrui pour ne pas être contaminant. Cette convergence de l’intérêt individuel et de l’intérêt général est rare dans un système libéral. Au moment où le masque était encore rare, il apparaissait presque comme un bien commun…
  • L’obligation de porter le masque a cependant entraîné une controverse politique aux conséquences éthiques : refus du masque liberticide pour l’individu versus intérêt général de protection de tous par une mesure de santé publique…


La politique et l’éthique s’invitent dans la réflexion philosophique sur le masque. L’humain est la seule espèce animale qui se masque. Qu’est-ce que cela signifie ?

La question du visage

Le masque amène à dissimuler son visage : ce qui n’est pas rien, vu la signification du visage chez un humain… On ne peut réfléchir sur le masque sans réfléchir sur le visage. Que signifie-t-il pour qu’on le montre ou le cache ?

  • Dans sa dimension sociale, Il est fondamental dans le rapport à autrui : il permet d’être reconnu, d’exprimer des émotions et de communiquer par les mimiques. Le masque supprime des informations précieuses dans l’interaction humaine : il rend plus difficile voire impossible la reconnaissance d’autrui, il affaiblit par exemple la portée de la voix (sauf dans le théâtre antique où il l’amplifiait).


  • Dans sa dimension politique, il caractérise du point de vue de l’Etat une grande partie de l’identité de quelqu’un (avec le problème posé par le vrai jumeau, le sosie, le clone et son imaginaire, d’où le complément des empreintes digitales). Il permet ainsi la reconnaissance d’un individu (photo d’identité pour la carte d’identité, preuve d’une citoyenneté pour voter etc. ; contrôle d’identité pour la police…).


  • Dans sa dimension éthique, il est pour Lévinas le référent éthique de l’infini, et par sa fragilité, sa vulnérabilité, la source de l’obligation morale.


  • Dans sa dimension esthétique et érotique, le visage focalise le regard, donc incite à paraître à son avantage (se raser, rouge à lèvre, fond de teint…). Le masquer attente à la beauté réelle ou arrangée du visage (ou dissimule la laideur !).


Masquer son visage n’est donc pas sans conséquence !

La question du masque : pourquoi le porter ?

Le masque, comme son nom l’indique, masque le visage, le cache, le dissimule. On découvre sa multiplicité de sens par la multiplicité des intentions de le masquer ou non (pour rester A visage découvert), et ce qu'il induit comme norme : utile, conseillé, obligatoire, interdit.

masque de protection a reconnaissance faciale_https://creapills.com/masque-protection-n95-reconnaissance-faciale-20200219Ajout personnel : l'obligation de porter un masque pour limiter la propagation du virus a développé la créativité ; toutes sortes de tissus ont été utilisés, avec des motifs esthétiques ou humoristiques, et même la photo de son propre visage : très utile pour débloquer son smartphone par reconnaissance faciale ...modèle creapills


Raison sanitaire, de santé publique : utile, conseillé, puis obligatoire

  • obligation du masque pour se protéger et protéger autrui d’un virus, d’une maladie. Il faudra faire la philosophie des gestes-barrières.
  • Mesure de prophylaxie au bloc opératoire avec le masque chirurgical (ex. : FFP2).
  • Protection de la vue dans la soudure, du pompier dans la fumée, masque à oxygène pour les premiers aviateurs, anti-pollution pour les policiers…


Raison de sécurité publique, concernant l’identité de la personne : tantôt interdit tantôt imposé

  • interdiction du masque pour pouvoir être reconnu (lors d’un contrôle policier, pour éviter les casseurs dans une manifestation ; obligation du visage découvert sur une carte d’identité, …)
  • par contre on dissimule son visage pour un casse, un vol, une agression (cf. la cagoule).
  • interdiction de le quitter pour ne pas être reconnu (mystère de l’homme au masque de fer, prisonnier célèbre mais inconnu…).


Raison d'expression théâtrale :

  • le masque neutre est porté comme outil pour s’entraîner à l’expressivité du corps sans mobiliser son visage.
  • le masque de théâtre permet de symboliser une attitude (masque grec : la comédie, la tragédie, la tristesse et la joie), un personnage (Comedia del arte, nô japonais, théâtre balinais …).

Note personnelle : masques antiquesLes masques du théâtre antique permettent de reconnaître facilement les personnages, même si on est placé loin de la scène. Les femmes ne jouaient pas dans le théâtre, ni en Grèce ni à Rome romain ; un masque de femme porté par un acteur masculin permettait d'identifier les rôles féminins. Les expressions sont caricaturales pour être mieux reconnues. Le masque communique la joie, le plaisir, la surprise, le dégoût, la colère ou la peur. A ce titre, il provoque des émotions directes, il parle à l’âme. Le théâtre romain semble débuter par de grandes processions religieuses avec des danseurs et des mimes pour apaiser la colère des dieux suite à une épidémie particulièrement virulente. Des prières mimées aux dieux étaient accompagnées de danse et de musique. Ce lien avec la religion disparaît ensuite peu à peu et le goût pour le " spectaculaire" se développe : les cérémonies, processions triomphales ou funéraires deviennent de véritables spectacles. Pour en savoir plus, cliquer ici.
Le théâtre nô, japonais, utilise 138 masques différents : hommes, femmes, dieux, démons ... Lorsqu'ils mettent le masque, les acteurs quittent symboliquement leur personnalité propre pour interpréter les personnages qu'ils vont incarner. L'acteur doit ainsi constamment contrôler l'inclinaison de sa tête afin de présenter à la lumière son masque selon l'orientation voulue par l'humeur de son personnage. Au lieu de narrer une intrigue compliquée, le théâtre nō, hautement stylisé et simplifié, développe une émotion ou une atmosphère. La théâtralité permet de passer à une autre interprétation de soi. Le théâtre nô invite chacun à réfléchir à son rôle dans la société et à s’interroger sur la dimension divine de son existence.

Raison esthétique :

  • masque de beauté, à base d'argile, d'algues, de miel ou concombre ... à laisser poser sur le visage en contournant les yeux.
  • On tient que c’est Popéa, femme de Néron, qui inventa le masque pour conserver la délicatesse de son teint contre le soleil et le hâle. Furetière

Note personnelle : Les masques à la mode dans la noblesse au XVIIIe siècle visaient à protéger le teint des jeunes femmes : elles se devaient de garder une peau claire, blanche, pour bien se différencier des paysannes qui avaient le visage exposé au soleil. (source : Gallica) Le touret de nez ou cache-nez (petit carré d'étoffe qui s’attachait aux oreillettes du chaperon et couvrait tout le visage à partir des yeux. Ils étaient commodes pour se cacher des regards et rire sous cape. Photos ici), Rabelais le surnomme Cache-laid ... Il nous est reste le cache-nez tricoté, plus couramment nommé "écharpe" ou "snood" s'il s'agit d'un col tricoté assez large pour envelopper le nez et la tête ... et le masque chirurgical porté au quotidien. Pour en savoir plus, cliquez ici.
les grands brûlés, et aussi les Gueules Cassées victimes de guerre ou d'un accident peuvent choisir de porter un masque pour cacher un visage détruit ...

Raison ludique :

  • Masque-Venise-wikimediacarnaval de Venise ou d'ailleurs, fêtes (Halloween),
  • bal masqué, déguisement, élément d’un costume (le masque de Zorro, le carnaval de Venise…).

Pourquoi dans ces fêtes le travestissement, l’anonymat ? Pour inverser les valeurs, faciliter les transgressions ?

Note personnelle : Le masque reste utilisé lors des carnavals : Les beaux masques du carnaval de Venise permettaient à ceux qui les portaient de s'amuser pendant ce temps de Carnaval sans être reconnus, ce qui autorisait une liberté inconnue pendant le reste de l'année, les individus pouvaient transgresser certaines règles sans se faire reconnaître. Chaque hiver, Limoux fête las fécos durant près de 3 mois. les fécos (bandes) portent le plus souvent un masque et des vêtements blancs, en souvenir des meuniers qui, selon une tradition qui remonte au XIVe siècle, célébraient la remise de leurs redevances le jour du Mardi gras. Accompagnés par des ménétriers, ils parcouraient la ville en lançant des dragées et de la farine. Les goudils (personnes masquées) les suivent; il n'existe pas de règle pour les costumes, tous les déguisements sont autorisés. La plupart portent des masques burlesques et fantaisistes. Le travestissement est ancré dans la tradition comme par exemple lors de la fête de l'ours en pays occitan, les processions en cagoules en Espagne ... Porter un masque c'est devenir un autre personnage Carnaval limouxin : ici

Les fonctions du masque

Le masque ne sert pas seulement à cacher son visage mais à représenter un autre être, différent de celui qui le porte. L’anthropologie nous apprend qu’il peut représenter tour à tour une force naturelle d'origine divine, un guérisseur ou un esprit, un ancêtre qui revient pour bénir ou pour punir, un esprit de la mort ou de la forêt.

Il a au départ une fonction religieuse :

  • notamment funéraire : Masque_or_Mycènes_-1500_"Agamennon"_Wikipediadans les nécropoles d'Égypte et dans les tombeaux de Mycènes, le masque se résume à une simple feuille d'or déposée sur le visage des morts pour mouler ses traits. Remarquons que le masque mortuaire reproduit le visage et ne le cache pas (ex. : le masque mortuaire de Pascal, de Napoléon etc...). Pourquoi mettre un masque à des morts ?

Note personnelle :Dans de nombreuses civilisations anciennes, le masque est associé à des rites religieux, funéraires ou initiatiques. On le retrouve dans toutes les sociétés qui se sédentarisent et développent l'agriculture et l'élevage. Partout, le masque rituel est un véhicule de transformation et d’incarnation du sacré. En Egypte ancienne, en Chine ainsi que dans d’autres civilisations, le masque funéraire était censé accompagner le mort vers sa nouvelle forme, et fixer l’âme errante. Le masque annonce alors la renaissance du défunt dans le nouveau monde. (JePense.org) Depuis (par soucis d’économie ou de disponibilité ?) il est resté la coutume de poser sur le visage du mort deux pièces pour fermer ses yeux au lieu d'un masque d'or à l'effigie du disparu : dans la tradition grecque antique, ces pièces (pas toujours en or, selon la fortune du défunt) servaient à payer le passeur du Styx, fleuve qui sépare le monde des vivants et celui du royaume des morts. Je l'ai vu faire plus récemment dans ma famille ... C'est la coutume, on ferme les yeux des morts avec deux pièces, ou on place une pièce dans la bouche.
Les masques des peuples premiers, (africains ou asiatiques, océaniques, amérindiens) sont riches en symboles ; ils ont un rôle de transmission des mythes. Pour être cosmique, le masque africain emprunte ses éléments à la nature mais il les recompose en fonction de la culture dont il émane et en fonction également de l'idée ou de l'impression qu'il doit communiquer. Un regard avec des yeux fendus correspond à une expression de possession spirituelle alors que les traits faciaux saillants avec des yeux orbitaux se retrouvent sur les masques destinés à faire peur. Les masques de coloration blanche, couleur de la mort représenteraient l'esprit d'un défunt, sont utilisés pendant les funérailles ou les cérémonies de fin de deuil alors que le rouge représente le courage, la vie, et la santé. L'histoire s'est souvent figée en mythes et le masque leur donne vie en les insérant dans la réalité des vivants.

  • Il a pris un tour polémique dans la République française avec « l’affaire du foulard » à Creil, qui a débouché sur l’interdiction aux filles musulmanes de porter le voile sur le visage au collège, divisant le mouvement féministe (oppression religieuse et sociale des femmes pour certains-es versus acceptable s’il est choisi !). Sans parler de la burka, du burkini etc.


Le masque a de nombreuses fonctions, de nombreux usages :

  • dans certains cas, il s’agit de se protéger contre un risque : le masque dans la guerre (masque à gaz, de protection, protection faciale du samouraï) ; le sport (escrime, catch mexicain, hockey, plongée). Pensons aussi au masque de protection pour un animal domestique, pour lui ou pour protéger les autres : pour le cheval masque anti mouche, masque de protection contre le taureau dans la corrida ; la muselière est un masque qui nous protégera en empêchant le chien de mordre.


Note personnelle sur l'aspect négatif du masque : Limitation de la liberté ? : Certains refusent le port du masque chirurgical dans les espaces extérieurs car jugé inutile ou superflu, et d'autres refusent de le porter même dans les espaces clos au nom de la liberté individuelle (contestable car on accepte bien de porter des vêtements corrects sauf dans un camping réservé aux naturistes) Porter un masque est négatif dans certaines cultures : ne dit-on pas de quelqu'un d'hypocrite ou trop secret (donc il cache peut-être quelque chose d'inavouable) "il porte un masque" (sous entendu social, attitude fabriquée) ... Le masque peut être signe de noirceur d'âme : en Occitanie la masca (le masque) désigne la sorcière réputée se masquer le visage avec de la suie les nuits de sabbat ; ce masque qui sert à cacher le visage connu est associé à des rencontres maléfiques. Le terme « masca » se retrouve dans notre langage du sud …

  • Cette vieille masque ! Cette vieille sorcière
  • Jeter le masque à quelqu’un : lui jeter un sort
  • Avoir la masque : avoir le mauvais sort sur soi, ne pas avoir la chance, jouer de malchance.


  • dans d’autres cas, il peut être utilisé socialement comme châtiment (masque de honte, d’infamie, d’humiliation). Pourquoi est-il un marqueur de stigmatisation ?


Note personnelle : La personne condamnée à porter un masque discriminatoire n'existe plus en tant qu'individu humain accepté ou acceptable par tous, d'autant plus que ces masques sont des caricatures grotesques Un masque de honte, ou masque de la honte, est un masque que devait porter une personne déclarée coupable d'un délit mineur. L'exhibition de ce signe d'infamie constituait une punition. Cette pratique a perduré en Europe depuis le Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle mais aussi en Amérique du Nord où ce procédé servait aussi de mesure répressive à l'égard des esclaves africains dans les plantations du Sud. La durée de la sanction variait selon la gravité du cas. La forme du masque, le plus souvent en métal, dépendait de la nature du délit : de longues oreilles signifiaient l'indiscrétion, une langue pendante dénonçait le bavardage inconsidéré ou la calomnie. Cette dernière catégorie, très fréquente, était surnommée «masque de la commère». Le masque pouvait se transformer en torture en appuyant sur la langue pour l'empêcher de bouger, ce qui réduit la victime au silence. L'aspect du masque dévalorise la personne qui le porte en lui donnant les caractéristiques d'animaux (longues oreilles d'âne, groin de porc). Par ce moyen, le statut de la victime se voit réduit à celui d'un animal de ferme. Elle est privée de la capacité de parler qui distingue les humains et les bêtes. (Wikipedia) Il est resté longtemps l'usage de faire porter un bonnet d'âne aux cancres, mauvais élèves ignorants, distraits et bavards. Leur faire porter ces longues oreilles et les mettre au coin incitaient les autres à se moquer : le but étaient de leur faire honte pour qu'ils ne recommencent pas.

  • Le masque peut aussi devenir une œuvre d’art : Masque-peintres -Dali-humour-positiv.fren cuir, en papier mâché, en bois, peint, orné de plumes et de joyaux, il inspire des peintres et sculpteurs (Rodin, Braque, Picasso…). Il est alors un objet en lui-même, indépendamment de sa fonction, et tente les collectionneurs.
  • Le masque en tissu peut représenter aussi d’autres visages, effrayants ou bonhommes, caricaturés (hommes politiques), parfois des animaux (ex. : le groin du cochon).


Note personnelle : un masque fantaisie ajoute un moyen d'expression là où toute interaction sociale était compromise ... au lieu d'enlever la part sociale du visage (sourire, expressions ...) il donne un sens autre (masque d'animal, peint, fleuri, coloré ...) et présente le porteur sous un autre jour, un aspect choisi plus que subi. Il apporte une touche de fantaisie et de créativité à la contrainte et par ce geste revendique la libre expression et un choix de se présenter comme étant différent photo : masque brodé par le vietnamien Do Quyen Hoa, photo de Nhac N'Guyen.

Au sens métaphorique

  • Le masque permet une mascarade, une mise en scène trompeuse, hypocrite (ex. un procès ou un match truqué).
  • A bas les masques : jouer franc-jeu, se montrer a visage découvert, sans hypocrisie, tel qu'on est réellement.
  • ou bien relève de la stratégie J’avance masqué (Larvatus prodeo) dit le prudent Descartes face à la censure.
  • Avancer masqué : telle est la démarche propre des clandestins. Se masque quiconque souhaite préserver son anonymat, mener une vie double. Le masque est le propre du justicier… mais aussi du criminel. L’individu masqué sera-t-il Zorro-le-renard ou Clown psychopathe ?
  • Masque-Anonymous-Casa de PapelDes cagoulés des black-boys aux masques des « Anonymous » inspirés de Guy Fawkes, repris et adaptés par les braqueurs de « La Casa de Papel », le masque est devenu le symbole de la lutte pour rendre leurs droits aux peuples contre des politiciens corrompus.


Le masque et la personnalité

  • Le mot latin persona désignait le masque du comédien au théâtre. Il donnait une apparence, incarnait un « personnage ». (Cf. le film de Bergman, Persona, y fait référence).
  • Puis il a signifié le personnage ou le rôle social. L’aristocrate pouvait porter un masque en sortant en ville au XVII° siècle. La persona est le masque que tout individu porte pour répondre aux exigences de la vie en société. Il donne à tout sujet social une triple possibilité de jeu :
  • apparaître sous tel ou tel jour,
  • se cacher derrière tel ou tel masque,
  • se construire un visage et un comportement pour s'en faire un rempart (Jung, Dialogue du moi et de l'inconscient).


Nous prenons un visage de circonstance, nous jouons un rôle social au cours de nos différentes transactions avec autrui en fonction des situations.

Mais Quel que soit le masque que je porte, d'instant en instant, fondamentalement, je demeure ce que Je Suis...

Contes démasqués - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Les contes, transmis dans un contexte plus ancien, ne parlent pas vraiment du masque tel que nous l’utilisons aujourd’hui, pour se protéger d’un virus. Dans un monde plus "traditionnel", le masque servait à se protéger du regard de l’autre, pour garder son anonymat, pour ne pas être reconnu.

Le khan Khara et le guerrier sans visage

Résumé :

princesse-Mongolie-SibérieLa beauté de Abakaï est chantée à travers toute la montagne et la steppe. Sa renommée arrive jusqu’aux oreilles de Khara, le Khan (le chef) d’un clan puissant. Il décide de mener bataille pour enlever Abakaï et s’emparer des terres de sa tribu.
La jeune fille refuse le sort cruel qui attend les plus faibles. Sous sa yourte, elle réfléchit ...
Guerriers mongols-archers_cheval_https://www.pinterest.fr/pin/440226932310302308/La horde ennemie arrive déjà au grand galop et ravage tout ! Son frère est près de succomber, attaqué par trois cavaliers, quand, venu on ne sait d’où, surgit un cavalier à la monture noire : il pousse un cri de guerre si strident que les assaillants se détournent de leur proie un court instant. L’inconnu se lance dans la bataille et les trois adversaires sont à terre. Le frère lève le regard vers son sauveur : il a le visage entièrement recouvert d’un foulard percé uniquement de deux trous au niveau des yeux .
C’est un curieux guerrier qui manie le sabre d’une étrange manière mais sa fougue est elle qu’il semble invincible. Sa détermination redonne courage aux hommes de la tribu et tous redoublent de vigueur. Khara comprend que ce personnage énigmatique a un pouvoir surnaturel ; il est capable de lui voler une victoire qu’il jugeait facile.
Khara fait cesser le combat et s’approche du guerrier masqué : il le provoque un combat singulier. voilà quelles sont les conditions :
- Si tu gagnes, mon clan donnera 100 chevaux à ta tribu. Si je gagne, je demande uniquement Abakaï, cette jeune fille à la beauté chantée à travers toute la steppe.
L’inconnu frémit, son adversaire est immense, puissant. Mais lentement, par trois fois, le foulard s’incline en guise d’acquiescement.
On chante encore aujourd’hui dans la steppe l’histoire de ce combat qui dura neuf jours et neuf nuits où le sang plusieurs fois coula. Le guerrier masqué ne manie pas très bien les armes mais sa souplesse et sa légèreté lui permettent d’éviter les coups puissants du Khan. Rapide et rusé, il profite du moindre signe de faiblesse de son adversaire pour le blesser. Khara tremble d’humiliation, la colère décuple sa force, il fait tomber de cheval le guerrier masqué … il va lui trancher la tête quand l’inconnu se relève si vite que le sabre frappe la terre sans même l’effleurer. Il saute à la gorge du Khan qui trébuche et s’écroule, le guerrier masqué, emporté par son élan, tombe à son tour, son chapeau roule au sol, un long flot de cheveux noirs se déploie sur ses épaules…
guerrière_https://www.pinterest.fr/pin/430234570652116278/Le khan arrache le foulard et lâche son sabre aussitôt : deux yeux noirs le regardent avec colère et fierté mais autour est un visage d’une douceur bouleversante. Khara s’incline :
- Honte à moi d’avoir durant 9 jours combattu une femme. Gloire à toi d’avoir su me tenir tête malgré une faiblesse apparente. D’où viennent cette force et cette endurance ?
- Je les ai tirés de mon refus de devenir ta femme malgré moi, de ma volonté d’empêcher mon peuple d’être esclave, de mon goût pour la liberté.
Silence …
Puis le Khan proclame que jamais son clan n’attaquera celui de la jeune fille mais viendra à son secours ; tout guerrier de son clan qui manquerait de respect à une des femmes serait immédiatement décapité. Même pas de combat singulier !
Abakaï fut nommé khan de sa tribu ; elle offrit les 100 chevaux promis à son peuple. Elle gouverna avec autant de sagesse qu’elle a eu de courage à combattre. Sous son autorité elle instaura des règles interdisant l’enlèvement des femmes et les mariages forcés. Les femmes de l’Altaï redressèrent la tête. Elles étaient déjà bonnes cavalières, elles devinrent encore meilleures, regardant l’horizon avec le regard vif et fier de celles qui ont conquis leur dignité.


Source :

  • Le khan Khara et le guerrier sans visage, conte de l’Altaï au sud de la Sibérie, Catherine Gendrin, Contes nomades, Rue du monde, 2011, pp 123-129


Illustrations :

  • Guerriers mongols : https://www.pinterest.fr/pin/440226932310302308/
  • Guerrière : https://www.pinterest.fr/pin/430234570652116278/



Un visage lisse comme un œuf

Résumé :

creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/Un homme ramasse du bois mort dans la forêt lorsqu’il entend une femme pleurer. Il s’approche et essaie de l’apaiser. Elle se retourne, il voit un visage lisse, sans bouche, sans yeux, il fuit terrorisé.
Une fois arrivé à l’orée de la forêt, il se croit sauvé, il s’arrête pour reprendre son souffle. Il croise un homme, une hache sur l’épaule, un bûcheron certainement ; il est tôt, il a une capuche sur la tête pour le protéger de la fraîcheur de l’aube, à cela rien d'étonnant …
Fantôme japonais _ noppera-bō _ par Asai Ryōi_wikipedia- Ouf ! lui dit notre homme, je l’ai échappé belle ! Méfie-toi, il y a un revenant dans la forêt : une femme sans visage !
Le bûcheron se retourne, et là, sous la capuche, notre ami voit un visage tout lisse, sans bouche, sans yeux … Il s’enfuit en hurlant …

Est-il arrivé sain et sauf chez lui ? A-t-il rejoint le royaume des ombres sans visage ? Le conte ne le dit pas.


Sources :

  • Le Mujina de la route d’Akasaka : C'est l’histoire la plus célèbre de noppera-bō (fantôme sans visage) ; elle nous vient du livre de Lafcadio Hearn, Kwaidan, ou Histoires et études de choses étranges. Un vieux marchand voyage le long de la route d’Akasaka vers Edo (aujourd'hui Tokyo) ; il rencontre par hasard une jeune femme pleurant à chaudes larmes, près d’un fossé sur la colline Kii-mo-kumi-zaka. Le vieillard, après avoir tenté en vain de la consoler et de lui porter assistance, voit qu'elle tourne vers lui son visage complètement lisse ; effrayé, l’homme se met à courir à grandes enjambées sans jamais regarder derrière lui, jusqu’à ce qu’il tombe par hasard, à bout de souffle, sur un vendeur itinérant de soba (pâtes de sarrasin). Le vieux marchand tente de se remettre de ses émotions et d'expliquer sa terrible aventure mais, comble de l'épouvante, l’homme frotte son visage pour se changer à son tour en noppera-bō.
  •  illustration : fantôme noppera-bō, par Asai Ryōi, Wikipedia


Fantômes au visage blanc, lisse comme un œuf :

  • Un noppera-bō (のっぺら坊?), ou « fantôme sans visage », est une créature japonaise légendaire. Son apparence est celle d’un être humain normal, à l’exception de son visage, dont il peut faire disparaître à volonté les traits habituels, yeux, nez et bouche, laissant seulement à leur place une étendue de peau lisse. Ils aiment surprendre et terroriser les humains, parfois par jeu ou pour venger un mauvais comportement comme dans Le Noppera-bō et l’étang de koï parce qu'un pêcheur n'avait pas respecté un endroit sacré. Ce conte raconte l'aventure d'un pêcheur paresseux qui décide de pêcher dans les étangs impériaux de carpes koï, près du palais Heiankyo. En dépit de l'avertissement de sa femme qui lui rappelle que l'étang est sacré et situé près d'un cimetière, le pêcheur s'y rend malgré tout. En route vers l'étang, un autre pêcheur le met également en garde de ne pas s'y rendre ; de nouveau, il ignore l'avertissement. Une fois arrivé, une belle jeune femme vient à sa rencontre et l’implore de ne pas pêcher dans l'étang. Il l'ignore elle aussi puis, horrifié, se rend compte soudain qu’elle vient d'effacer les traits de son visage. Courant se réfugier chez lui, il tombe sur sa femme, à ce qu'il pense du moins, avant qu'elle-même le réprimande pour son acte impie et n'efface à son tour les traits de son visage. (Wikipedia)


  • Des masques blancs en Asie : Masques Thaïlande_https://www.lindigo-mag.com/Phi-Ta-Khon-des-fantomes-pour-la-pluie_a962.htmlDans la région du Nord-Est de la Thaïlande. La légende raconte que lors du retour du prince Vessantara, à priori Bouddha dans l’une de ses vies passées, les habitants fous de joie de le savoir vivant après une si longue absence, auraient organisé une fête tellement grandiose que celle-ci aurait réveillé les morts. Depuis, chaque année une procession a lieu, fin juin ou début juillet en fonction du cycle lunaire : elles sont dédiées aux esprits de la pluie et aux dieux des récoltes. Le premier jour du festival le habitants de la ville demandent la protection de Phra U-Pakut, l’esprit de la rivière Mun, en défilant dans les rues avec une statue de Bouddha qui a le pouvoir de faire venir en abondance les précipitations. Le travail dans les rizières commence quelques jours après le festival. Des jeunes gens turbulents portent un masque blanc décoré de motifs noir et rouge sur fond blanc. En Asie, le blanc est la couleur du deuil, de la mort. Ces masques entièrement réalisés à la main se composent traditionnellement de trois éléments : le chapeau, le visage et le nez. Les tenues, quant à elle, sont confectionnées à partir de vieux chiffons.


Masque d'écorce

Résumé à ma façon :

Un baobab a joué un rôle protecteur pour une pauvre orpheline jusqu'à ce qu'elle parte, poussée par son désir de vivre en société. Un masque d'écorce a protégé son visage des regards trop appuyés, trop curieux, trop méprisants, jusqu'à ce qu'elle soit acceptée pour ses qualités, sa richesse cachée. Une fois qu'elle s'est sentie en sécurité, elle a pu enlever son masque d'écorce.

Ne nous fions pas aux apparences ... Le masque maintient à distance la communication. Beaucoup sont dépendants de l'image, de ce qu'on voit, sans tenir compte de tout ce qu'on ne voit pas. Qu’y a-t-il derrière le masque, naturel, social, ou chirurgical ? Voici une jolie métaphore de la vie que nous vivons, n'est-ce-pas ?

Ce conte est présenté dans l'article ''Masque d'écorce''.

Sources :

  • Masque d'écorce, conte africain, Henri Gougaud, Le livre des chemins - contes de bon conseil pour questions secrètes, Albin Michel, 2009, pp. 245-250


Visages masqués : quel ressenti ? - - - - - - - - - - - -

Et dans notre monde ? sommes-nous en passe de devenir des fantômes masqués ?

  • Ce conte japonais nous fait vivre la terreur de voir un visage lisse comme un œuf, sans sourire, sans regard ... un visage de l'au-delà ... Et vous, dans quel monde vivez-vous ? Tous ces visages masqués tout autour ... est-ce un monde où les personnes sont à moitié vivantes, à moitié perdues dans une autre réalité ? Voir et être vus, mais à moitié ... Entendre des paroles mais sans voir les lèvres qui les prononcent ... Est-ce la vraie vie ? Comment être sûr de ce que nous vivons puisqu'on nous a enlevé une part de nous-mêmes ? Le sourire, les baisers d'amitié, la poignée de main franche et ferme pour sceller un accord ...


Si on devine plutôt qu'on ne voit les expressions du visage, comment bien comprendre les sentiments, le ressenti de l'autre ? Comment se faire comprendre si on ne peut s'exprimer aisément ? Et à quoi bon être expressif si personne ne voit son sourire ? S'il faut le cacher ?

  • Si nous pouvons être terrifiés en imaginant la rencontre d'un visage lisse comme un œuf, que doivent ressentir les jeunes enfants qui ne côtoient que des visages masqués, sans bouche : ils entendent des sons mais ne voient pas les lèvres bouger ; l'apprentissage du langage oral leur sera bien plus difficile. En effet, il est difficile de reproduire les bons sons avec une bonne articulation, sans jamais voir le mouvement des lèvres. Le bébé apprend par imitation. Marie-Estelle Dupont, psychologue, s'exprime sur le port du masque chez les enfants : On a perdu la face et la raison Sud Radio, 26 mai 2021 et Marie-Estelle Dupont et René Chiche invités d’André Bercoff, Sud Radio, 2 septembre 2021

Il reste les yeux heureusement ... nous en avons fait le constat : on peut reconnaître les gens seulement à leurs yeux, on peut déceler un sourire même masqué à l'expression des yeux qui se plissent et pétillent malicieusement. pour nous qui avons vécu à visage découvert, c'est relativement facile car nous avons une certaine expérience du "décodage" des expressions du visage, mais pour les enfants, est-ce aussi facile ? Privés de lire sur le visage l'ensemble des expressions, Il leur faudra deviner les sentiments en lisant dans les yeux, en interprétant les inflexions de la voix, en étant à l'écoute des ondes positives ou négatives émises mais pas visibles.
C'est ce que font les non-voyants ... mais il faut noter que ces personnes-là, avec leur handicap, sont toujours en alerte pour ne manquer aucune information, pour être sûr de bien comprendre et s'orienter en conséquences. L’ouïe devient essentielle. En eux reste constamment un fond d'anxiété. C'est cela que l'on peut craindre de trouver chez les petits-enfants qui ont vécu leurs premières années dans un monde masqué.

  • Certains masques à la mode au XVII siècle étaient nommés Loup parce qu'ils faisaient peur aux enfants !!! Il est défini pour la première fois en 1690 par Furetière :

Loup, est aussi une espèce de masque dont les femmes se servent depuis quelque temps. Il n’est point attaché, elles le tiennent avec un bouton dans la bouche. Il prend depuis le front jusques sous le menton, à la différence des masques quarrez, qu’elles portaient avant. Elles lui ont donné ce nom parce que d’abord il faisait peur aux enfants

Cette même définition est reprise mot pour mot par le Dictionnaire de Trévoux (1738-1742). Le loup n’est donc pas encore un masque qui ne couvre que le pourtour des yeux : cette mode date du XVIIIe siècle.

  • A partir de 6 ans, les enfants doivent eux-aussi se masquer à l'école toute la journée ... Comme si parler était un délit, comme si respirer était dangereux, comme s'ils étaient coupables de transmettre des germes mortels. Auront-ils envie de vivre en société après avoir été suspectés, culpabilisés, et qu'on ait tout fait pour leur apprendre à garder leurs distances ?


A écouter absolument, Marie-Estelle Dupont, magistrale, sur Sur Radio : cliquez ici.