Les trois derviches

Résumé : Trois derviches partent à la recherche de la Connaissance Profonde de trois manières différentes. Mais en atteignant la Connaissance Profonde, les trois derviches découvrent en même temps leur impuissance à aider ceux qu’ils laissent derrière eux. C’est un peu ce qui arrive avec l’Humanisme semble-t-il ...
Une seule des trois quêtes, celle menée au pays des idiots, a été contée ici pour laisser plus de temps à l'orateur

Conte revisité à ma façon :creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Trois derviches étaient en quête de la Vérité profonde.
Derviches-3-Sébah, Pasca-INHA 1/ Le premier se tenait assis en méditation, uniquement centré sur lui-même.
2/ Le second se maintenait droit sur le crâne, par une savante posture de yoga.
3/ Le troisième étudiait dans les livres, une étude sans fin de la pensée des autres.
Un très vieil homme leur apparaît, semblant surgir du sol dans un tourbillon de fumée blanche.
- Je suis ce que vous croyez que je suis. Vous désirez tous les trois la même chose que vous appelez la Vérité Profonde. Mais il existe autant de voies qu’il y a de cœurs humains.
* Celui qui reste en méditation, trop centré sur lui-même, devra faire appel au Djinn du Tourbillon. Cela mettra un peu de mouvement dans sa pensée figée. (le troisième)
* Le yogi devra découvrir le Miroir Magique fait de toutes les pensées de sagesse. (va pour le second)
* Celui qui se perd dans les livres pour faire siennes les pensées des autres voyagera au Pays des Idiots.
Sur ces mots, l’apparition disparut comme elle était venue, dans un tourbillon de fumée blanche.

Derviche Turc-Wikipedia1/ Le derviche désigné pour chercher le Pays des Idiots quitte sa retraite dans le désert et, au lieu de chercher un vieux sage pour l'enseigner, il se met à demander à tous ceux qu’il croise sur sa route s’ils connaissent le Pays des Idiots. Ce n’était jamais ici mais un peu plus loin, le village voisin … ou celui d’après. Il arrive enfin dans un pays perdu, loin de tout mais qui lui semble proche, connu.
La première personne qu’il croise est une femme qui transporte une porte sur son dos.Porte-ancienne-bois-clouté-http://fr.123rf.com/photo_10756988_ancienne-porte-en-bois.html
- Femme, pourquoi fais-tu cela ?
- Parce que ce matin, avant de partir au travail, mon mari m’a dit : « Femme, notre maison renferme des objets de valeur. Ne laisse personne franchir le seuil de cette porte ! » Lorsque je suis sortie j’ai emporté la porte avec moi pour que personne n‘en passe le seul.
- Veux-tu que je te dise quelque chose qui te permettra de ne plus te sentir obligée de porter cette porte sur ton dos ?
- Là n’est pas la question, je suis la consigne. La seule chose que tu pourrais faire pour m’aider ce serait de me dire comment en alléger le poids.
- Cela, je ne peux pas le faire …
La femme reprit sa marche, courbée en deux … Le Derviche, désolé pour elle, continue son chemin.

Un peu plus loin, il passe devant un champ où les villageois sont attroupés en grande discussion, visiblement très inquiets. Ils tremblent de peur devant une énorme chose presque ronde, un peu ovale, d’un vert étrange, maléfique : ce monstre a poussé comme par magie au beau milieu du champ communal.
- Jamais nous n’avons vu pareille chose monstrueusement grosse … et ça grossit chaque jour un peu plus … C’est un monstre ! Il va avaler nos enfants pour se nourrir, grossir encore plus, rouler, nous écraser, nous tuer tous …
Personne n’ose s’approcher et encore moins toucher la chose. Le derviche soucieux d’aider ces pauvres gens, veut leur expliquer qu’il s’agit en fait d’une pastèque :
- Voulez-vous que je vous dise comment on l’appelle chez nous ?Pasteque
- Ne faites pas l’idiot ! On s’en moque de ce qu’on dit chez vous ! Ce n‘est pas chez nous. Nous ne voulons rien savoir ! Si vous voulez vous rendre utile, tuez ce monstre !
Le Derviche comprend qu’il est arrivé au pays des idiot. Il essaie de se mettre à leur place ... et comprend que pour être écouté au pays des idiots il faut se conduire comme un idiot ! Il sort son couteau, s’avance à pas lents, à demi courbé, vers la chose, la contourne et d’un geste brusque poignarde ce monstre ! Puis il coupe une tranche de la pastèque et la mange. Le jus, rouge comme du sang, dégouline sur son menton. Les gens poussent des cris de frayeur, des cris d’horreur : il mange le cœur du monstre ! Mais, soulagés, ils lui donnent une poignée de pièces pour le remercier tout en lui demandant de partir au plus vite : ils se méfient de cet étranger. On ne sait jamais ...

C’est ainsi que le premier Derviche apprend qu’au Pays des Idiots il faut, pour survivre et être accepté, être capable de penser et de parler comme un idiot. Il suffit simplement de se mettre à la portée de l’autre, à sa place pour comprendre comment agir. Nous sommes tous égaux devant ce qui nous reste à découvrir. Comprenant cela, il atteint la Vérité Profonde.
Le derviche s’établit non loin de là, espérant ramener certains de ces doux-dingues à la raison, mais sans beaucoup de succès : les gens ne voient en lui que l’Homme-qui-éventra-le-Monstre-Vert-et-but-son-sang. Mais avec le temps certains disciples commencent à cultiver des pastèques pour apprivoiser leur peur : ils imitent le Derviche, mangent une tranche de pastèque de temps à autre mais sans parvenir pour autant à la Connaissance Profonde.

Que voulez-vous, manger 5 fruits et légumes par jour c’est beaucoup quand il s’agit de pastèque.

Derviche Turc-Wikipedia2/ Le second derviche part aussi par les chemins en quête de la Connaissance Profonde. Il ne cherche plus de nouvelles postures de yoga mais le Miroir Magique. Il suit bien de fausses pistes avant de comprendre où se trouve le Miroir Magique : dans un puits, suspendu par un fil aussi fin qu’un cheveu ; il est constitué de toutes pensées des hommes.Mais en réalité il n'y a qu’un fragment de miroir : il n’y avait pas assez de pensées reflétant l’intelligence et la sagesse universelle pour constituer un miroir entier.
Miroir-Reine des Neiges-Andersen-photo-https://fredericdonnerbooks.com/mirror-reflection-stream-truth/ Lorsque le Derviche peut se regarder dans le miroir, il obtient à l’instant même la Connaissance Profonde. Il découvre sa vérité. C'est en regardant son propre regard qu'on découvre l'absolu. Celui qui sait voir celui qui regarde, à la fois disparaît et s'éveille.
Il reste sur les lieux pour enseigner mais ses disciples ne savent pas maintenir un degré de concentration nécessaire au renouvellement du miroir de la Connaissance Profonde : le miroir finit par s’effriter, se disloquer par faute de concordance entre les pensées. Sans pensées unies pour le bien de l’homme, le miroir magique disparaît totalement.
Il y a pourtant des gens qui se regardent encore aujourd’hui dans les miroirs, croyant y trouver la Connaissance Profonde. En réalité, ils ne voient que leur propre image.

Derviche Turc-Wikipedia3/ Le troisième derviche cherche partout le Djinn du Tourbillon. Il traverse des déserts de sable où il croise ses traces mais sans le trouver.Tourbillon de sable-Sahara-Celso Flores-https://www.flickr.com/photos/celso/2779594965/
Enfin, après bien des années, alors qu’il pose sa traditionnelle question :
- Avez-vous entendu parler du Djinn du Tourbillon ?
On lui répond :
- Nous n'avons jamais entendu parler de ce Djinn, mais ce village s’appelle le Tourbillon.
Le Derviche décide de rester dans ce village jusqu’à ce que le Djinn lui apparaisse. Ce jour-là le Djinn lui révèle enfin comment atteindre la Connaissance Profonde :
- Tu as enduré bien des épreuves ; tout ce qui te reste à faire est de répéter une certaine formule, de chanter un certain chant, d’accomplir une certaine action dans un certain sens, et d’éviter de faire une certaine autre action. Alors tu parviendras à la Connaissance Profonde.
Le Derviche remercie le Djinn et entreprend de suivre le programme qu’il lui a fixé. Il lui faut des années de pratique pour exécuter ses exercices correctement. Les gens viennent l’observer et l’imitent. Enfin, un jour où le Derviche se disait que tout cela était inutile, il atteint la Connaissance Profonde, mais ses disciples Derviches tourneurs-https://herodotohistoriant.blogspot.com/2017/03/derviches.htmlcontinuent à faire les mêmes exercices sans comprendre et sans succès.

Lorsque les adeptes de ces trois derviches se rencontrent, il y en a toujours un pour dire que sa méthode est la meilleure :
- Il n’y a pas d’autre voie que la pratique de certaines prières tourbillonnantes. Ils s’étourdissent dans une discipline difficile sans pouvoir trouver la Vérité ... ailleurs ...
- Absurde ! Plongez votre regard dans le miroir et vous atteindrez la Connaissance Profonde. Mais sans pensées profondes ils ne voient que leur propre reflet.
- Sacrifiez une pastèque, un melon ou une citrouille et vous serez sauvés ! Conseil idiot du Pays des Idiots qui ne comprennent rien à ce qu’ils voient ou entendent. Ne riez pas trop fort, cela vaut bien toutes les idioties qu’on entend aujourd’hui ...

En atteignant la Connaissance Profonde, les trois derviches découvrent en même temps leur impuissance à aider ceux qu’ils laissaient derrière eux. Il est bien difficile de transmettre une connaissance, une vérité universelle, qui soit acceptée par tous.


Sources :

  • Idries Shah : Les trois derviches, conte soufi in Contes Derviches, Le courrier du livre, 1967, 1979.


Illustrations :

  • Trois derviches : Sébah, Pascal (1823-1886), https://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/12604-derviches-hurleurs
  • Derviche turc, Wikipedia
  • Porte ancienne : http://fr.123rf.com/photo_10756988_ancienne-porte-en-bois.html
  • Miroir : https://fredericdonnerbooks.com/mirror-reflection-stream-truth
  • Tourbillon de sable au Sahara : Celso Flores


Pour en savoir plus :

  • "Dervis" signifie "pauvre" en Persan. Un derviche est une personne qui suit la voie ascétique soufie, acceptant le dénuement comme voie de recherche spirituelle avec un choix de vie d'une pauvreté et d'une austérité extrêmes. Le mot derviche s'applique à tout homme qui renonce aux biens de ce monde pour se livrer tout entier aux pratiques de la dévotion et gagner ainsi le Paradis.
  • Derviche tourneur : Derviches tourneurs-Wikimediale tournoiement derviche, ou danse derviche tourneur, est une forme de méditation active, d'origine soufi. En écoutant la musique, en se concentrant sur Dieu, en imprimant le mouvement du corps dans les cercles répétitifs, comme une imitation symbolique des planètes dans le système solaire en orbite autour du soleil, le derviche tourneur recherche l'abandon de ses désirs personnels pour ne faire qu'un avec Dieu. La position de leurs mains est symbolique : la droite levée vers le ciel recueille la grâce divine que le derviche transmet à la terre par la main gauche tournée vers le sol. Leurs rotations se font de plus en plus rapides jusqu'à ce qu'ils entrent dans un état de transe et d'extase mystique. (dessin :
  • Derviche hurleur : il pratique des chants de transe.
  • Miroir magique ? Regarder à l'intérieur, pour voir autre chose que l'homme. Djalâl od din Rumi, Rubai'yat, p. 172. Quand nous regardons exclusivement vers l'extérieur, nous voyons des visages, ceux des hommes et le nôtre aussi dans le miroir. Nous nous identifions au corps et au visage parce que nous ne sommes pas attentis à Celui qui regarde en nous. Quand nous inversons notre regard, nous découvrons en nous autre chose que l'homme. (Eveil et philosophie, blog de José Le Roy)


Le chercheur se fait conteur :
La recherche de la connaissance vraie et comment la transmettre

La recherche de la connaissance demande aussi savoir-faire pour mettre en pratique tout ce savoir, une grande sagesse et la nécessaire Vérité pour que ce soit pour le bien de tous. Peut-on rendre les gens heureux et changer le monde en transmettant expérience, savoirs, traditions ?

Résumé : Un homme cherche la Connaissance Profonde. Un ermite lui demande d’aller consulter ses 3 sœurs : la première pour la connaissance, la seconde pour savoir l'utiliser par le biais de toutes sortes de techniques et savoir-faire, la troisième pour atteindre la sagesse afin d'utiliser toute cette science à bon escient. Mais il devra aussi chercher leur mère à toutes trois : Vérité. Il espère une belle vérité mais ne trouve cachée dans une grotte qu'une bonne vieille vérité, pas du tout attirante. Comment inciter les autres à la chercher ? La bonne vieille vérité répond : - Tu leur diras que je suis jeune et belle.
Rentré dans son pays, toujours désireux de transmettre tout ce qu’il a appris et rendre les gens heureux, notre homme s’installe sur la Grand-Place et conte jour après jour ses découvertes. Pour rendre Vérité attirante il l'habille de jolies métaphores au gré des légendes, fables, contes de toujours ; ainsi Vérité apparaît éternellement jeune et belle. C'est nouveau : on l'écoute ... puis bientôt on ne l’écoute plus. Un enfant lui demande pourquoi il continue. Il répond :
- Autrefois j’avais l’ambition de rendre les hommes heureux, c'était pour changer le monde. Aujourd'hui, si je continue, c'est pour que le monde, lui, ne me change pas.

Conte revisité à ma façon :creative-commons_by-nc-sa_http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/

Un homme part à la recherche de la connaissance profonde. Il est certain qu’il pourra ainsi améliorer le sort de ses semblables.
Mendiant_inde_Simpson_https://www.wdl.org/en/item/11507/
Il consulte un ermite. L’ermite peut lui enseigner la méditation en pleine conscience. Mais pour absorber la connaissance profonde il lui faudra aller voir sa sœur, plus âgée, sur la montagne suivante.

Il marche, marche aujourd’hui, marche demain, quand on marche on fait du chemin, et arrive chez la sœur de l’ermite. Vieille femme à sa fenetre_https://www.tripalbum.net/andes/fille/C’est une très vieille femme, toute ridée, courbée par le poids des ans ou de son savoir. Elle lui transmet toute la connaissance du monde, la connaissance des hommes et au-delà. Pour finir, la vieille lui dit que la connaissance n’est pas tout ce dont il a besoin pour son bonheur et pour rendre les gens heureux. Il lui faut aller trouver sa sœur un peu plus loin : elle lui enseignera les sciences de la vie qui lui permettront de mettre en pratique tout ce qu’il a appris. Il pourrait ainsi aider beaucoup de gens.

Il reprend sa marche, marche aujourd’hui, marche demain, quand on marche on fait du chemin, et arrive chez la deuxième sœur. Vieille_arbre_http://paladin95.canalblog.com/archives/2006/02/05/1329219.htmlC’est une vieille encore plus vieille que la précédente : peau ridée, yeux plissés, dos courbée par les essais faits en double aveugle, cheveux mal coiffés. Le voyageur apprend beaucoup chez elle. Toutes les techniques du monde. Pour finir, la vieille lui explique que pour bien appliquer toute la connaissance et les techniques apprises, il lui faut aller trouver sa sœur aînée un peu plus loin : elle pourrait peut-être lui donner un peu de sa sagesse...

Il marche, marche aujourd’hui, marche demain, quand on marche on fait du chemin, Vieille_femme_ridéeet arrive chez la troisième sœur. C’est une vieille plus que vieille, sans âge. Toute ridée comme une vieille pomme, les cheveux grisonnant : chaque cheveu blanc témoigne de la sagesse acquise avec l’expérience, courbée par le temps passé à observer le monde. Mais elle a gardé un œil vif, clairvoyant. La vieille plus que vieille lui transmet une bonne part de sagesse : chaque décision apporte son lot de conséquences, bonnes ou mauvaises, bonnes et mauvaises.

Mais la connaissance, le savoir-faire et la sagesse ne suffisent pas à faire un monde heureux et juste. Il lui faut aller trouver leur mère à toutes trois : Vérité. Elle se cache dans une grotte à l’écart des foules. On la dit toujours belle et avenante malgré son grand âge mais il faut passer par un chemin étroit et peu fréquenté pour la trouver.
Après avoir suivi bien des fausses pistes, après avoir manqué tomber dans un puits où il crut saisir son reflet, le voyageur arrive enfin devant la grotte où se cache Vérité. En arrivant il ne voit que des ombres s’agiter sur les parois de la grotte, puis il discerne une silhouette assise devant un feu. Une voix claire mais lointaine lui dit d’entrer. vieille_femme_visage_mainsLes flammes sont ravivées et la lumière emplie la caverne. Le voyageur voit bien maintenant à qui il a à faire : une bonne vieille vérité pratiquement nue. Ses vêtements déchirés dévoilent un corps usé, sa peau fine est presque transparente, son visage est vieux comme le monde, ses yeux brillent mais on ne saurait dire de quelle couleur ils sont … Elle sourit du bout des lèvres, se veut rassurante, accueillante, lumineuse, curieuse de faire la connaissance de celui qui l’a cherchée si loin et si longtemps. Ils parlent longtemps. Les yeux du voyageur brillent, son visage aussi comme s’il était éclairé de l’intérieur

Enfin, il décide de rentrer chez lui pour partager tout ce qu’il a appris. Il veut rendre les gens heureux, conscients et avisés, clairvoyants. Il remercie la bonne vieille Vérité pour tout ce qu’elle a changé dans sa manière de voir les choses.
- Que devrais-je dire pour que les hommes aient envie de te chercher ?
Vérité se redresse, bombe le torse pour relever un peu ses seins affaissés par tous les enfants qu’elle a nourris de son lait, et d’un coup de tête en arrière remet en place une mèche de cheveux, sourit toute en séduction, et regarde le voyageur d’un regard pétillant :
- Tu leur diras que je suis jeune et belle !

Le voyageur rentre au pays. Il veut transmettre ce qu’il a appris, rendre les gens heureux. Mais comment donner envie aux hommes de chercher la Vérité ? Il lui faut l’habiller un peu, lui donner quelques couleurs … Gougaud-Henri-ConteurAlors, il raconte son voyage, ses rencontres, ce qu’il a appris à travers des mythes, des légendes, des métaphores, des contes.
Au début, effet de nouveauté, les gens s’arrêtent pour l’écouter … puis de moins en moins souvent, de moins en moins longtemps, c’est qu’ils ont à faire ! Les années passent, plus personne ne s’arrête pour l’écouter, demain peut-être … Il fait partie du décor : Ben oui, c’est l’homme qui parle tout seul… Peu importe. Il continue de venir là, sur cette place, chaque jour, et il conte pour les nuages, pour le vent, parce plus personne ne s’arrête pour l’écouter.

Un beau jour, un enfant tire sur la manche du conteur et l’interroge :
- Personne ne t'écoute, pourquoi continues-tu à conter tes histoires ?
- C’est par amour pour mes semblables, pour les rendre heureux. S’ils entendent ce que disent les contes, ils changeront leur manière de voir, et ainsi ils changeront le monde.
- Mais, tu vois bien, rien n’a changé. Et ils ne t’écoutent toujours pas. Pourquoi continuer ?
Le conteur réfléchit un instant.
- Je conte toujours … Autrefois j’avais l’ambition de rendre les hommes heureux, c'était pour changer le monde. Aujourd'hui, si je continue, c'est pour que le monde, lui, ne me change pas.


Sources :

  • La Vérité jeune et belle, était présente dans un conte donné à Narbonne par Praline Gay-para, en 2012. Ce sont les images gardées en mémoire lors de l'écoute de ce conte qui m'ont servie à vous la présenter à mon tour. Je n'ai pas retrouvé le conte écrit.
  • Le conteur, Henri Gougaud, L'Arbre aux trésors, Légendes du monde entier, 1987. C'est un conte du Moyen Orient, un conte yiddish.
  • l’Homme qui voulait rendre les gens heureux dit par Henri Gougaud, à écouter ici.


La gourde de l'araignée : garder la connaissance pour soi ?

L'histoire nous apprend que le pouvoir en place cherche de tout temps à maintenir le peuple dans l'ignorance pour mieux l'asservir. Ce conte du Togo aborde l’acquisition – et le partage – de l’indispensable connaissance. Personne ne sait rien, personne ne sait tout ...

Commère Yévi, l'Araignée, grand génie de la pensée, après avoir longuement observé les œuvres du monde, s'étonna du développement extraordinaire de l'intelligence des hommes et des animaux.
"Si je les laissais faire, se dit-elle, ils me supplanteraient, et je n'aurais plus aucune considération ".
calebasse_de_chasseur_CongoElle prit alors la résolution de les diminuer. Elle se procura une gourde, au goulot de laquelle elle attacha une corde, et elle se mit à retirer des hommes et des animaux tous les éléments ayant trait à la faculté rationnelle : connaissance, sagesse, réflexion, instinct, etc... Elle emballa le tout et le mit soigneusement dans la gourde qu'elle ferma hermétiquement.
"Où mettre ce trésor, se dit-elle, pour être à l'abri des indiscrétions ?".
Au bout de deux heures, elle trouva une solution : accrocher le trésor à la cime d'un arbre géant. Lorsqu'elle eut trouvé l'arbre, Yévi passa la corde autour de son cou et s'en vint au pied du garde-trésor, la gourde sur la poitrine. Elle saisit alors le tronc à bras le corps, et se mit à grimper, la gourde toujours sur la poitrine. Elle tomba, puis se releva et recommença à grimper. Mais elle n'arrivait pas à monter sur l'arbre.
"Non, se disait-elle, je dois souffrir mort et passion, mais j'arriverai au sommet". Et elle recommença ses tentatives.
Du haut d'un arbre, une tourterelle se mit à roucouler : Yétété, so goa yi gudo, Yétété, so goa yi gudo.gudo, gudo, gudo ! (Ce qui signifie : "Araignée, mets la gourde dans le dos, dans le dos !"). Ce juste rappel à la raison, venu d'une aussi pauvre créature que la tourterelle, surprit notre grand génie, qui comprit. Mais, honteuse de son manque d'esprit malgré la haute idée qu'elle se faisait d'elle-même, l'Araignée abandonna son entreprise. A quoi lui servait de porter toute la connaissance du monde si elle manquait de sens pratique ?
Et la tourterelle lui dit :"Il n'y a personne qui ne connaisse rien et il n'y a personne qui connaisse tout."
Si Yévi n'avait pas renoncé à son projet, il est certain que les hommes n'auraient plus d'intelligence et les animaux plus l'instinct.


Sources :

  • La gourde de l’araignée, conte du Togo, in : "Le cercle des menteurs", Jean-Claude Carrière, plon, 1999, pp 142, 143.
  • Calebasse de chasseur pour le transport et la conservation du vin de palme. République Démocratique du Congo. Calebassier, bois, cuir, résine, plumes, fibres végétales, corne, fer, raphia. Début du XXème siècle. Museum d'Histoire Naturelle de La Rochelle, Charente-Maritime. Achat en 2000. Numéro H.4342. wikimedia.org


Qui sait vraiment ?

L'homme qui sait qu'il sait est donc Homo sapiens sapiens : c'est l'ancienne appellation scientifique pour désigner l’être humain dans son dernier stade d’évolution à ce jour. L'Homme en tant qu'espèce est nommé actuellement plus simplement Homo sapiens, l'homme qui sait ... Sait-on que l'on sait et que sait-on vraiment ?

Un jour, Djeha-Hodja Nasreddin décida de voyager pour parfaire son savoir. Quand un jeune homme lui demanda quels gens il allait chercher à rencontrer, il lui expliqua comment choisir qui écouter :
Apprendre-comprendre-agir_https://synergiapme.com/le-3-dans-1-du-transfert-a-la-releve/ - Celui qui ne sait pas et ne sait pas qu’il ne sait pas, il est stupide. Il faut l’éviter.
Celui qui ne sait pas et sait qu’il ne sait pas, c’est un enfant. Il faut lui apprendre.
Celui qui sait et ne sait pas qu’il sait, il est endormi. Il faut le réveiller.
Celui qui sait et sait qu’il sait, c’est un sage. Il faut le suivre. À moins qu’il ne s’agisse d’un fou orgueilleux qui dit savoir sans savoir, et nous on se fait avoir !
Nasreddin a fait une pause puis a ajouté :
- Mais, le plus difficile est d’être certain que celui qui sait et sait qu’il sait, sait vraiment.


La connaissance est comme une carotte

La recherche de la connaissance selon Nasreddine : est-ce vraiment le but à atteindre ?

Le roi convoque un jour Nasruddine au palais :
- Tu es réputé posséder une grande culture dans le domaine de la philosophie. Tu connais, pour les avoir fréquentés ou étudiés, tous les maîtres de l'ésotérisme de l'Orient. Je te charge de me faire un rapport d'ici un mois : Qu'est-ce que la connaissance ?
Nasruddine refuse d'abord, mais se voit contraint d'obéir à la volonté de Sa Majesté le roi. Nasruddine rentre chez lui, mais n'entreprend aucun travail. Il consacre tout son temps, comme d'habitude, à bichonner son âne et à cultiver son jardin.
Lorsque le délai d'un mois est expiré, il est convoqué de nouveau au palais où il se rend les mains vides.
- Nasruddine je vois que tu n'as pas exécuté l'ordre que je t'avais donné, lui lance le roi.
- Si, Sire, j'ai parcouru les provinces entières, discuté avec les maîtres mystiques les plus réputés, lu des centaines de traités.
- Où est ton rapport alors ? Je ne vois rien dans ta main.
- carotteMon rapport, répond Nasruddine, tient en un seul mot, CAROTTE !
Le roi se met en colère :
- Stupide ! Nasruddine, je te somme de t'expliquer !
- Voilà. La vraie connaissance est comme une carotte.
* Sa meilleure part est invisible car cachée.
* Il faut travailler pour qu'elle se développe.
* Seul l'initié sait qu'il y a de l'orange sous le vert.
* Enfin, beaucoup d'ânes s'intéressent à l'affaire...


Source :
Nasreddine, In L'humour-thérapie de Moussa Nabati (Le livre de poche).

Quelle connaissance rechercher ?

PiQUEMAL-Conteur philosophe-Albin Michel_2010Quelle connaissance doit-on rechercher ? Se contenter de confirmer ce que l'on sait déjà, ce que l'on croit savoir être vrai, n'est pas suffisant. C'est ce que suggère un conte philosophique de Michel Piquemal : Le savoir des ignorants (extrait du recueil Le conteur philosophe, Albin Michel, 2010)

L'un des meilleurs élèves de Sophios partit un jour courir le monde. Sophios l’y avait engagé, conscient que sa science ne pourrait remplacer ce qui s'apprend le long des routes.Au bout de quelques années, l'étudiant revint voir Sophios, intarissable sur ce qu'il avait appris :
- J'ai rencontré les plus grands maîtres, les plus grands savants. J'ai parcouru la Grèce à la recherche de ses philosophes. Je suis allé jusqu'à Alexandrie écouter les leçons de ses vénérables. Je crois bien avoir entendu toutes les leçons des hommes les plus éminents de notre petit monde.
Sophios le regarda avec un sourire.
- Reprends la route. Il ne suffit pas d'apprendre auprès de ceux qui savent et enseignent. Si tu veux être un homme accompli, va apprendre auprès de ceux que tu crois ignorants. Ils ont tant à t'enseigner!

Et Sophios enchaîna aussitôt à son intention avec L'Inutile, extrait du même recueil :

Pour le seconder dans ses tâches de tous les jours, le consul s'était attaché les services d'un esclave un peu rustre qu'il avait acheté par pitié sur un marché. Cet homme n'avait pour ainsi dire pas de culture, au point que les autres secrétaires l'avaient surnommé l'Inutile.
Alors que le consul s'apprêtait à faire un voyage vers la lointaine Gaule pour de complexes transactions commerciales, il hésita à embarquer ce secrétaire, car sa présence ne lui serait vraiment pas indispensable. Il s'agissait de commerce, de chiffres, d'impôts, choses auxquelles l'Inutile n'entendait goutte. Mais lorsque celui-ci entendit parler de bateau, il insista pour que son maître le prenne avec lui ! Sans doute venait-il d'un lointain peuple de marins...
Or il advint que le navire fit naufrage. Seuls le consul et ses esclaves réussirent à s'en sortir, échoués sur une île déserte. Désemparé, le petit groupe passa la première nuit à grelotter sur le sable, mais quand le consul se réveilla, il eut la surprise de voir que l'Inutile n'avait pas perdu son temps. Durant la nuit, il avait posé des collets, qu'il avait déjà relevés. Deux magnifiques lièvres rôtissaient à présent sur une broche de bois.
Les quatre hommes passèrent sur l’île près d’une quinzaine de jours avant qu’un bateau ne vienne les secourir. Quinze jours durant l’Inutile dut enseigner à ses compagnons, tout ce qu’il fallait savoir faire pour survivre lorsqu’on a rien.

En temps de crise, la meilleure connaissance n'est pas théorique mais pratique ... Les priorités ne sont pas les mêmes. La connaissance vraiment appréciable est celle qui permet de vivre là où l'on est.