L'homme à deux têtes

Adaptation personnelle, d'après la retranscription de Catherine Zarcate, ''L'homme à deux têtes'', conte inclus dans le recueil Cœur de Conteurs, Syros Jeunesse, 2000. Cette histoire étrange me fait irrésistiblement penser à E.T. ! Pourtant elle a plus de 2500 ans.(C. Zarcate). Ce récit est inspiré d'un conte extrait des Contes du Talmud, Lattès, collection Judaïques 1980.

Salomon, roi- Gustave doré-wikipediaEn ce temps-là, le roi Salomon, connu pour la justesse de ses jugements, régnait sur Jérusalem.

Un jour, Salomon, le prince de la lumière, invite Asmodée, plus connu sous le nom de Belzébuth, le prince des ténèbres, le plus puissant des génies, qui régnait sur le monde obscur et faisait trembler les humains. Par curiosité ? Pour se mesurer l'un à l'autre ? Le pouvoir de Salomon était immense, il comprenait le langage des animaux, pouvait ordonner ce qu’il voulait au ciel et à la terre, mais aussi à tous les génies qui peuplent l’invisible.

Salomon et son opposé, le Diable, s’asseyent l’un en face de l’autre ; ils se jaugent réciproquement. Salomon semble fasciné par son hôte. Asmodée regarde alors Salomon d’un air terrible et lui dit :
- Ô mortel veux-tu voir quelque chose que tu n’as jamais vu ?Asmodée-bras tendu-Simon o'Rourke
Salomon, curieux d'apprendre une chose nouvelle, acquiesce.

D’un geste brusque, Asmodée tend son bras vers le ciel. Son bras s’allonge, s’allonge, s’allonge, jusqu’à dépasser le toit, s’élance dans l’infini du ciel, dépasse la lune, la voie lactée, quitte notre galaxie, atteint un monde inconnu, et là, comme on cueille un fruit, ploup ! saisit un habitant d’une planète éloignée et le redescend là, juste devant le roi Salomon !

C’était un homme apparemment semblable à tous les hommes vivant sur terre, mais il avait deux têtes !!! Il gémissait à fendre l’âme en tentant de se protéger de la lumière du soleil. Salomon, émerveillé, lui posa mille questions sur son monde, sur la manière de vivre de son peuple, et l’homme répondait à tout en gémissant, parce qu’il avait mal, à cause de notre soleil plus puissant que celui de sa planète. Salomon eut pitié de lui et voulut faire cesser son supplice. Il demanda à Asmodée de renvoyer cet homme à deux têtes sur son monde.
Asmodée éclata d’un rire sinistre :
- Ah ! ça, je ne peux pas ! Je ne sais pas le faire !
Salomon non plus ne savait pas ! … Il était bien embêté …

Homme à deux têtes-https://www.christart.com/clipart/image/double-headedC’est ainsi que l’homme à deux têtes dut rester sur notre monde, bon gré mal gré. Salomon, plein de pitié pour ce pauvre exilé, lui offrit une ferme avec de bonnes terres à labourer, des vaches et des moutons. Au bout de quelque temps, l’homme finit par s’habituer un peu et se maria avec une femme du pays qui sans doute trouvait amusant d’avoir un mari à 2 têtes et 4 oreilles ; bien qu'elle eut seulement une bouche et une langue, cet homme lui convenait tout à fait : 4 oreilles pour l'écouter et deux paires d'yeux pour la regarder … Ils eurent sept enfants : six comme leur mère, avec une seule tête, et un comme son père, avec deux têtes.

Au bout de quelques années, l’homme à deux têtes mourut prématurément, sans doute parce qu’il ne s’était jamais habitué vraiment à notre monde et à sa lumière … C’est alors que survint une querelle entre les frères, à propos de l’héritage. Celui qui avait deux têtes disait :
- Nous sommes huit : je compte pour deux ! J’ai droit à deux parts !
Mais les autres répondaient :
- Nous sommes sept et tu comptes pour un ! Comme tout le monde ! (hormis les femmes enceintes ...)

Finalement, ils allèrent trouver Salomon et lui firent remarquer, qu’après tout, il était responsable de ce qui arrivait maintenant :
- Salomon, roi de justice, juge entre nous ! Sommes-nous sept ou huit ?
Salomon était bien embêté … Comment juger une telle affaire ? Il demanda aux jeunes gens de lui laisser une nuit de réflexion et de revenir le lendemain.

Le lendemain, Salomon s’adressa à celui qui avait deux têtes et lui proposa ceci :
- Je vais te bander les yeux et procéder à un test scientifique en double aveugle ... Si je fais quelque chose à une de tes têtes et que l’autre ne sent rien, vous êtes deux, mais si tes deux têtes sentent ce que je fais, tu es un. Es-tu d’accord ?
- D’accord … répond le gars, un peu inquiet tout de même …
Salomon lui bande les yeux sur ses deux têtes ; par un signe discret à un serviteur, il se fait apporter... une casserole d’eau bouillante ... Il commence à verser quelques gouttes sur le crâne d’une des têtes ... Notre homme, part en courant, hurlant :
- Pas besoin de faire d'autres tests ! Je suis un ! Je suis un ! Nous sommes sept, d’accord, d'accord ! Nous sommes sept ! Ouh la la la la ..

C’est ainsi que Salomon résolut cet étrange problème de justice qu’il avait lui-même provoqué quelques années auparavant !



Illustrations :

  • Salomon roi, Gravure de Gustave Doré (1832-1883)
  • La main géante de Vyrnwy, une main de 15 mètres de haut, tendue au sommet d'un tronc : Simon o'Rourke. https://www.demotivateur.fr/article/il-transforme-un-arbre-endommage-par-une-tempete-en-une-sculpture-de-15-metres-de-haut-22872, publié vendredi 30 octobre 2020. L'arbre avait été endommagé par une tempête et allait être abattu, jusqu'à ce que le sculpteur intervienne. La sculpture a été créée à partir de la souche de l'arbre et représente une main tendue vers le ciel. Plus le bois monte, plus l'écorce se détache, ce qui forme la peau du bras.
  • Homme à deux têtes : Richard Gunther, https://www.christart.com/clipart/image/double-headed


Voir aussi :
Contes des sages du Talmud, FDIDA, Seuil, 2018Le livre cité en référence par Catherine Zarcate n'étant plus disponible (Contes du Talmud, Léon Berman, JC Lattès, 1980), on pourra consulter avec profit Contes des sages du Talmud, Jean-Jacques Fdida, collection Contes des Sages, Seuil, 2018
Présentation de l'éditeur :
Les Contes des sages du Talmud s'inspirent de sources orales savantes mises en écriture entre le Ier et le VIe siècle, très partiellement traduites, peu diffusées, et dont le mystère a pourtant provoqué par-delà la tradition juive un attrait quasiment universel. À proprement parler, il s'agit de récits dits haggadiques ou midrashiques, c'est-à-dire d'histoires donnant matière à éveil sur les sujets les plus variés, des plus sérieux aux plus farfelus, et ayant toujours la sagesse en ligne de mire.
Se donnant des airs de fiction avouée ou empruntant au contraire la voie de faux-semblants historiques, ces récits oscillent sans complexe entre strict réalisme et pure invraisemblance, dans le souci sans foi ni loi de donner du sens, ou tout du moins matière à réfléchir. Suivant un ordre chronologique couvrant plusieurs générations de sages, le recueil peut s'ouvrir à n'importe quelle page, et donne à découvrir en chacune de ses sous-parties des récits distincts.
Autour des figures d'une dizaine de grands érudits, l'auteur fait ressurgir de l'hébreu ancien et de l'araméen quelques perles de cette tradition, en s'inspirant aussi des commentaires qui y sont associés pour en exprimer à la fois sens et saveur.

Que penser de ce conte ?

  • Se sentir partagé(e) entre deux cultures est une position difficile, intenable, douloureuse. Surtout pour les déracinés involontaires (comme l'homme à deux têtes du conte).
  • Un choix s'impose ; cela se fait le plus souvent naturellement lorsque le jeune homme (ou la jeune fille) choisit de vivre le moment présent, à l'endroit présent, en choisissant de se définir comme membre du pays d'adoption. Cela ne signifie pas renoncer à ses origines, à sa famille, mais plutôt intégrer une communauté de vie en dehors de la famille traditionnelle, pendant ses études, dans la vie active, ses amours ...
  • Si le choix ne se fait pas spontanément par l'exilé, le roi (la loi) peut intervenir et précipiter le choix.
  • Celui qui ne peut choisir d'intégrer ce nouveau pays se condamne à vivre dans le passé, le regret, la nostalgie en idéalisant ce qu'il a quitté faute d'accepter de vivre au présent une nouvelle vie dans un nouveau lieu.
  • Ce choix peut être douloureux (brûlant comme dans le conte) mais permettra de se sentir unifié. S'il s'agit de faire sien ce nouveau pays avec son mode de vie, il sera ainsi reconnu par la société dans laquelle vit "l'homme à deux têtes", à deux cultures, l'exilé qui s'est construit à partir de deux pays ... A défaut de cette acceptation, il aura beaucoup de mal à trouver sa place dans la société et quel sens donner à sa vie ? Transmettre les vieilles traditions familiales est intéressant, porteur, nécessaire si cette culture n'est pas imposée à la génération suivante, mais cette démarche faiti vivre dans le passé. Comment vivre a présent si on est constamment "ailleurs" ?
  • La difficulté du choix résulte le plus souvent de la peur : peur de perdre l'affection de sa famille, peur d'oublier ses racines, peur de l'inconnu, peur de ne pas intégrer vraiment ce nouveau pays, peut de ne pas réussir sa vie ... une fois la peur dépassée, le choix s'assume, le chemin se déroule sous les pieds du voyageur, à travers le temps et l'espace.


En musique :

  • J'ai deux amours, mon pays et Paris chantait Joséphine Baker, paroles de Alibert. Premier enregistrement en 1930.
  • Cette chanson a été reprise par Madeleine Peyroux (en changeant ma savane en Manhattan ...). Pour l'écouter cliquez ici



Un choix difficile

Un conte des 1001 nuits illustre bien ce problème : la peur des apparences empêche de choisir sa voie.

Il était une fois, un roi très critiqué pour ses actes de guerre. Une fois qu’il avait fait prisonniers tous ses ennemis, il les conviait dans une grande salle et criait :
Je vais vous donner une dernière chance.archer_chinois_http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/784426#Asie_du_Nord Regardez tous à droite.
Tous tournaient la tête vers une rangée de soldats armés d’arcs et de flèches, prêts à leur tirer dessus.

Maintenant, disait le roi, regardez tous à gauche.
Dans cette direction, les prisonniers pouvaient apercevoir une gigantesque porte noire incrustée de crânes humains sanguinolents, de mains décharnées, de morceaux de cadavre. Une porte digne des Enfers. Quelles horribles tortures se cachent derrière cette porte ? RODiN-La porte de l'enfer

Le roi se place alors au centre de la salle et leur demande de choisir :
Que choisissez-vous ? Mourir transpercés par les flèches de mes archers, ou tenter votre chance et passer le seuil de la porte noire ? Décidez-vous, je respecterai le choix de votre libre arbitre…

Les prisonniers approchent de la porte géante, lui jettent un regard tourmenté, reculent les uns après les autres, baissent la tête, résignés :
Nous préférons mourir sous tes flèches !
Pas un d'entre eux n'osa ouvrir la porte, la peur de l'inconnu, la peur de souffrir, était trop grande.

Une fois la guerre terminée, un soldat qui faisait partie autrefois du peloton d’exécution des archers, ose interroger le roi :
Ô grand roi, je me suis toujours demandé ce qu’il y avait derrière la porte noire.
Le roi le regarde dans les yeux, voit son regard clair, et lui offre de trouver lui-même la réponse :
Tu te souviens que je donnais le choix aux prisonniers ? Ils pouvaient pousser la porte ou opter pour une mort certaine. Eh bien, toi, va ouvrir la porte noire !
Le soldat frémit mais pousse courageusement la porte noire ... elle tourne en grinçant sur ses énormes gonds ... Un rayon de soleil balaye le sol dallé. Le soldat ouvre la porte en grand. Une belle lumière inonde la salle. Elle provient d’un paysage verdoyant. Un chemin monte au milieu des arbres. Le soldat comprend : ce chemin, c’est celui de la liberté ! Et il franchit la porte ...