Ça pourrait être pire

Portrait d'une famille juive_Pinsk_Pologne_1922_Dans un petit village de Pologne, il y a de cela fort longtemps, vivait une famille pauvre, mais riche d'enfants. Que voulez-vous .. les enfants viennent plus vite que la fortune… Ils vivaient dans une seule et unique pièce, heureusement assez grande pour être séparée en deux. Les rayonnages d'une bibliothèque remplie du sol au plafond servait de cloison. D'un côté le tailleur et sa femme Malka y dormaient, le tailleur y cousait, Malka y cuisinait, tandis que de l'autre côté, dans un espace encore plus étroit, les enfants y dormaient jusqu'à leur mariage, le plus souvent deux par deux, tant l'espace était étriqué.
Malka était une femme solide de taille à affronter les difficultés de la vie, mais vers le milieu de sa vie, elle eut une défaillance - Que celui ou celle qui n'a jamais connu un instant de découragement lui jette le premier reproche !
A ce moment-là, une dizaine de personnes âgées de quelques mois à 39 ans respiraient, dormaient, piaillaient, tétaient, s'agitaient, faisaient pipi et le reste, buvaient et mangeaient se chamaillaient et s'aimaient de part et d'autre de la cloison de livres. Et Malka se dit, que tout de même, son logis pourrait, pour le bien de tous, être un peu plus grand, une pièce de plus, par exemple. Son rêve d'un tel luxe tournait à l'obsession. Alors se sentant sur le point de "craquer", elle alla faire part de ce cruel problème au Rabbin du village. Cet homme pieux, connu pour sa science et sa sagesse, trouverait peut-être une solution ? …

Le Rabbin écouta Malka avec attention et recueillement. Il resta silencieux un long moment, montrant ainsi que ses conseils étaient bien réfléchis, et sûrement inspirés par l'Eternel… et loin de critiquer Malka pour son désir de luxe lui demanda :
- Malka, qu'est-ce qu'ils mangent, les enfants ?
Malka resta sans voix ... ce qui lui arrivait rarement . Quel rapport cela pouvait bien avoir avec un logement trop petit ? Et puis elle dit ce qui lui venait à l'esprit :
- Qu'est-ce qu'ils mangent, qu'est-ce qu'ils mangent ? ils mangent ce qu'on a, ce qu'on trouve. Ils mangent un œuf…
- Un œuf, c'est bien. Et tu as des poules ?
- Grâce à Dieu, non ! Où mettrais-je des poules ? J'achète les œufs au marché, ou à la voisine quand elle en a. - Prends des poules chez toi, tu auras des œufs.
- Mais Rabbin, c'est petit chez moi, justement, je suis venue vous dire…
- Prends des poules, Poule-Pekin_Camille-Gillet_wikimedia-commons_ the Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.fais ce que je te dis. Les enfants doivent avoir des œufs chaque jour.
Malka n'était pas de ces femmes sans foi qui discutent interminablement la parole du rabbin et n'en font ensuite qu'à leur tête. Confiante en la sagesse du saint homme, bien que totalement incompréhensible - Les voies du Seigneur sont impénétrables se dit-elle en levant les yeux au ciel-, elle acheta des poules au marché. Alors ce fut un tourment de chaque instant.
Dans la pièce unique séparée en deux par la bibliothèque, une dizaine personnes respiraient, dormaient, piaillaient, tétaient, s'agitaient, faisaient pipi et le reste, buvaient et mangeaient se chamaillaient et s'aimaient. Mais en plus de tout cela, la nuit les poules s'agitaient, se grattaient, se réveillaient avant tout le monde et réveillaient les plus petits par leur caquetage au lever du jour. Le jour les poules gloussaient sans cesse, s'introduisaient dans les meubles, (il n'y a pas plus curieux et indiscret qu'une poule), se faufilaient avec maladresse dans les jambes des plus grands, déposaient une fiente flasque à chaque pas, picoraient à même l'assiette des humains, et finissaient par sauter sur l'ouvrage du tailleur qui se retrouvait avec un tissu pied de poule, tout tâché des traces de pattes des volatiles. Et ne parlons pas de la stupidité de leur œil rond, et de l'odeur, et quelle odeur !

N'y tenant plus, Malka retourna chez le Rabbin pour lui expliquer que la situation était encore bien pire. Et c'est la voix tremblante, comme retenant des sanglots, qu'elle lui dit :
- Qu'est-ce que vous m'avez fait faire ? C'était déjà dur chez moi, maintenant, je deviens folle !
Le rabbin la regarda, réfléchit quelques instants et lui demanda :
- Qu'est-ce qu'ils boivent, les enfants ?
Malka resta interloquée, muette de surprise, une minute au moins (ce qui était tout à fait exceptionnel ..), avant d'oser dire d'une voix faible :
- Les enfants, ils boivent de l'eau, et aussi souvent que je peux, ils boivent du lait.
- Et tu as une chèvre ?
- Grâce à Dieu, non je n'ai pas de chèvre. Où est-ce que je mettrais une chèvre ? je vous ai déjà dit, c'est tellement petit chez moi, et avec les poules maintenant …
- Prends une chèvre, Chèvre_blancheil faut que tu aies une chèvre, tes enfants doivent boire du lait tous les jours sans faute.
Malka rentra chez elle toute retournée, et versa quelques larmes, soupçonnant le rabbin de lui avoir infligé une pénitence pour des péchés qu'elle ne savait pas avoir commis. Puis en femme pieuse, confiante en la sagesse du Très-haut (Les voies du Seigneur sont impénétrables), elle alla au marché en soupirant, et acheta une chèvre avec ses maigres économies.
Alors là … Malka vécut des jours et des nuits insupportables avec le sentiment qu'elle ne savait plus qui elle était, ni où elle habitait : elle ne savait plus si elle avait une chèvre chez elle, ou si elle habitait chez une chèvre … Dans la pièce unique séparée en deux par la bibliothèque, une dizaine de personnes respiraient, dormaient, piaillaient, tétaient, s'agitaient, faisaient pipi et le reste, buvaient et mangeaient se chamaillaient et s'aimaient. Mais en plus de tout cela, il y avait les poules, et maintenant une chèvre, d'un naturel aimable au demeurant, mais qui paraissait occuper tout l'espace intérieur de la maisonnette. Bon, elle amusait beaucoup les enfants … mais Malka soupirait sans cesse, en perdait le sommeil : la chèvre suivait chacun de ses pas, semant au passage d'innombrables petites crottes noires, et répandait une odeur, une odeur telle que les effluves de basse-cour apportées par les poules paraissaient un doux parfum … Et cette chèvre broutait tout ce qui était à sa portée, jusqu'au bois des tables et des chaises, jusqu'aux livres… Avec les poules le tailleur s'était retrouvé avec du tissu "pied-de-poules" et maintenant, avec la chèvre, il avait des pantalons à franges ...

Cette fois-ci c'est le tailleur qui envoya Malka chez le rabbin pour le prier de bien vouloir ordonner de mettre fin à l'expérience en cours.
- Si seulement j'avais un logement plus grand … se lamentait Malka
Imperturbable, le rabbin reprit la conversation où il l'avait laissée la dernière fois :
- Et les enfants, tu leur fais cuire des petits pains, des galettes, des crêpes ?
- Et comment je pourrais leur faire des galettes ? Je ne peux pas garder de farine à la maison, les souris la mangent toute.
- Vous avez des souris à la maison ? Pourquoi ne prends-tu pas un chat ? Le chat mangera les souris, tu pourras garder de la farine et les enfants auront de bonnes galettes avec des œufs, de la farine et du lait. Prends un chat !
Malka se dit que quand on a la foi, il ne faut pas chercher à comprendre ... Alors ce fut l'enfer ! Chat_saut_http://www.videobuzzy.com/Le-chat-qui-saute-a-2m-du-sol:Jumping-cat-6285.newsDans la pièce unique séparée en deux par la bibliothèque,une dizaine de personnes respiraient, dormaient, piaillaient, tétaient, s'agitaient, faisaient pipi et le reste, buvaient et mangeaient se chamaillaient et s'aimaient. Mais en plus de tout cela, ils y avait les poules au caquetis incessant, la chèvre broutant tout goulûment, et maintenant le chat !
Bon ! le chat croqua bien quelques souris, mais il ne fit pas de différence avec les poussins nés entre-temps des œuvres du coq du voisinage. Le chat réussit à exterminer à lui tout seul tous les poussins au milieu de glapissements de la volaille qui courait dans tous les sens complètement affolée, et même voletait jusqu'en haut de l'armoire pour échapper à ce monstre redoutable. Et tout cela dans un grand nuage de plumes !
La chèvre, si brave et paisible jusqu'à présent, fit front des deux cornes aux gesticulations du chat, puis s'enhardissant elle contre-attaqua, prit goût à la bataille, et entreprit de charger le chat chaque fois qu'elle l'apercevait. Le chat crachait tant et plus, tout à fait scandalisé, et fonçait à travers la pièce, faisant fuir en tous sens les poules qui poussaient d'incoercibles cris d'horreur. A l'assassin ! coôot ! A l'assassin ! coôot !
Cela faisait beaucoup rire les enfants ! Ce qui n'aidait pas à ramener le calme …
Et Malka soupirait maintenant nuit et jour :
- Pourquoi n'ai-je pas un logement plus grand ? Pourquoi le rabbin ne m'écoute-t-il pas quand je l'appelle à l'aide ?

Ce fut une Malka épuisée, désolée, désespérée, qui se rendit pour la quatrième fois chez le rabbin, poussée par l'énergie du désespoir :
- Rabbi, ça ne peut plus durer. C'est à en perdre la tête. Je vais devenir folle. Je ne sais plus quoi faire... Je sens que je vais mourir.
- Mourir ? Tu n'y penses pas ! Cours au marché dès demain, vends poules et chèvre au premier client venu et donne ton chat à qui le voudra.

Malka ne se le fit pas dire deux fois. Et la maison devint tout de suite calme, propre, spacieuse, vraiment grande.
Malka comprit la leçon et courut chez le rabbin pour le remercier :
- Merci ! Merci ! La sagesse de l'Eternel est sans limite, bien qu'impénétrable ! Sans vous je ne me serais jamais rendu compte à quel point nous avons de la place chez nous ! La maison me paraît grande, grande, maintenant !


Illustrations :

  • Portrait d'une famille juive. Pinsk, Pologne, vers 1922 : http://www.ushmm.org/wlc/fr/gallery.php?ModuleId=21&MediaType=PH
  • Poule : Camille-Gillet, wikimedia-commons (the Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license)
  • Chèvre : Magro kr, FlickR
  • Chat : http://www.videobuzzy.com/Le-chat-qui-saute-a-2m-du-sol:Jumping-cat-6285.news



Source :Rocheman_Contes de Grand-pere Schlomo_Stoch_1990

  • Lionel Rocheman,"Les contes de grand-père Schlomo", Stock 1981, 1990


Variantes et autres contes yiddish :

  • Cela aurait pu être pire, adapté par la conteuse Muriel Bloch in : Contes Juifs, Editions Circonflexe
  • ça pourrait être pire, Margot Zemach, traduction de Muriel Bloch, Ed. Circonflexe, coll. Aux couleurs du temps, 1996. Zemach_ça pourrait être pire_circonflexe_1996Un conte yiddish traditionnel, où le rabbin semble devenir fou. Un homme vient chercher secours auprès de lui parce qu'il n'en peut plus de vivre avec sa famille nombreuse et bruyante, le religieux recommande alors de faire entrer sous son toit poules, oie, chèvre, vache. Histoire de mieux apprécier la situation antérieure.
  • Contes Yiddish en bandes dessinées, Editions Petit à Petit, adaptés Thierry Lamy. Ces contes juifs sont mis en images par différents dessinateurs. On retrouvera, entre autres, « Cela aurait pu être pire » où il est question d’un homme qui n’en peut plus de vivre dans une toute petite maison avec ses enfants, sa femme, la grand-mère, le chat et le chien. Jusqu’au jour où il demande de l’aide au rabbin qui lui donne de bien étranges conseils…
  • Tsila et autres contes déraisonnables de ChelmTsila_contes_de_Chelm_Muriel_Bloch (contes yiddish), Muriel Bloch, Syros, Coll. Paroles de conteurs, 1998, 2002
  • Sagesse et malices de la tradition juive, Muriel Bloch, Albin Michel jeunesse, Coll. Sagesses et malices, 2004
  • La princesse perdue et autres contes yiddish, Ben Zimet, Syros, Coll. Paroles de conteurs, 1996
  • Debout sur un pied, Debout-sur-un-pied_Nia-Jaffe_Steve-Zeitlin Nina Jaffe, Steve Zeitlin, L'Ecole des loisirs, 1994. Au cours de ces quatorze petites histoires, vous êtes chaque fois conviés à rivaliser d'intelligence avec le héros ou l'héroïne. Vous pouvez être pris au piège... Rappelez-vous que vous devez être vif, et prendre des décisions rapides et sages, "debout sur un pied"!Un extrait ici.