Treize ou Jean-Bête

Pourquoi "TREIZE" ?

Henri POURRAT, Treize ou Jean-Bête in : Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009, Livre IX - 1958

Il y avait une fois une brave femme de campagne. Elle avait deux garçons, et nés le même jour : l'un était réveillé comme cinq sous, vaillant et avisé, l'autre, eh bien, l'autre il avait l'idée tant soit peu courte, disait sa pauvre mère : Il ne voit que là, devant son nez.
Son parrain l'avait nommé Treize parce qu'il était le treizième de ses filleuls. Peut-être que ce nom ne lui portait pas chance.
Sa mère, quelquefois, pour qu'il eut meilleure fortune, essayait de l'appeler Jean. Mais le monde voyait qu'il n'était pas des plus fins - il s'en manquait un peu ! Il aurait fallu un fagot pour le faire cuire, un boisseau de sel pour le saler - et le monde l'appelait Jean-Bête.

En un mot, son frère jumeau, Divelio l'éveillé, avait pris pour lui toute l'intelligence ... ce pauvre Treize n'était pas "fini"...

Henri POURRAT, Le conte de Treize allant en courses in : Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009, Livre IX - 1958

Il y avait une fois, une pauvre femme dont l'homme s'est noyé. - Je vous ai peut-être dit comment, il y en a qui se noient tombant dans la rivière, mais lui, il avait creusé lui-même un puits pour aller choir au fond . Enfin, la pauvre femme est restée là, avec ses deux garons, deux bessons, deux jumeaux de treize ans, et une petite fille qui n'avait pas encore treize mois. (...) L'un des garçons, le Divelio, le Réveillé, prenait déjà l'ouvrage comme un homme, démêlant tout. L'autre, on l'appelait Treize. Vous demandez pourquoi ? Il s'en donne quatre raisons : surtout sans doute parce qu'avec lui c'était douze besognes, treize misères. Celle-là me semble la meilleure.


Le personnage :

C’est le Jean-Bête, connu partout, et sur le compte duquel on met ordinairement les naïvetés et les sottises de toute une région, parfois de toute une nation. Aussi les épisodes varient-ils beaucoup, suivant les pays, mais le fond ne varie pas, et le héros, ou l’héroïne, reste, comme je l’ai déjà dit, la personnification de la simplicité, des naïvetés et de l’ignorance d’une caste, d’une région, ou de tout un peuple. (Luzel - Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, 1873, p 42)

Jean-Bête_http://toutelaculture.com/2011/04/theatre-jean-bete-une-recherche-tendre-du-sens-perdu/Jean est l’idiot du village, le fou qui rassure, faisant sentir les autres sains d’esprit.Jean-Bête apparaît comme un personnage universel en qui chacun serait à même de se reconnaître et pas seulement un idiot burlesque dont on se moque ouvertement. Il nous accompagne dans nos faiblesses, nos peurs et maladresses d’hommes. (...) Confronté au monde il est capable de provoquer les pires situations, de paniquer d’une manière incontrôlable et de basculer dans l’absurde. Dans ce personnage, cohabitent Stan Laurel (...) et Nasrédine, le fou des contes arabes. Divelio est celui qui parvient à le canaliser, qui prend à sa charge la responsabilité de son frère et donc laisse de côté ses propres envies. Il est le sage par obligation. Heureusement, les yeux de Jean sont si naïfs, quand il regarde le monde, qu’ils amènent Divelio à s’arrêter sur ces choses simples que l’on a tendance à ne plus voir et à s’émerveiller d’une brume dans laquelle il voit des fantômes, des loups dans les nuages et du vent sur une mer de blés. Des deux frères, il est le porteur de rêves. Antonio Da Silva, créateur au Théâtre (2012) de "Jean Bête, Le sens perdu", d'après Le trésor des contes d'Henri Pourrat

« Jean Bête est un fou universel. Il n’est pas de lieu dans le monde où, quel que soit son nom, il n’ait de tout temps amusé les ignorants, ébahi ceux qui croient tout savoir et parfois illuminé quelques chercheurs de vérité. Ses extravagantes aventures sont le plus souvent contées à grands traits. On y court au plus vite à ce que l’on croit être l’essentiel : leur chute. » Henri Gougaud

La maison des femmes :

L’univers de Jean Bête, c’est la maison des femmes. Le temps y est ponctué par les tâches quotidiennes sans cesse recommencées et par des gestes rituels qui apprivoisent le temps qui passe. Le territoire est balisé par les draps que l’on fait sécher au soleil et qui de la naissance à la mort, nous protègent. Langes d’enfants, chiffons, linges secrets des filles, draps de l’amour, linceuls- c’est toute la vie qui s’écrit dans la trame du linge. Voilà pour le décor. Bernadette Bricout (Spécialiste universitaire du conte)

La Grand-Mère et la Mère ont les gestes tendres du quotidien et sont les gardiennes discrètes des on-dits, des proverbes, des histoires que l’on se raconte au coin du feu. Malgré toutes les bêtises du pauvre Treize, sa mère ne cesse de l'aimer et sa grand-mère d’espérer.

Le conte de Treize et de son père creusant un puits Henri POURRAT, Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009, Livre IX - 1958

Mon pauvre Treize se disait la mère quand elle perdait courage devant tant d’innocence après tout, il tient de son père. Et pas moyen de penser du père qu'il ait bonne idée en toute chose ... enfin, peut-être qu'avec l'âge, mon Treize se fera. On lui voit du moins cela de bon qu'il est docile comme jonc et toujours désireux de vous rendre service ...
Désireux, bien trop désireux

Treize allant en courses Henri POURRAT, Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009, Livre IX - 1958

- Pauvre mémé, dit-elle à la grand-mère, rentrant dans la maison, qu'avons-nous pu faire au bon Dieu pour qu'il nous ait donné un innocent pareil ?
- Ma fille, dit la grand-mère, je l'ai toujours ouï dire : "Un innocent c'est une bénédiction sur la maison."
- Eh bien, de cette bénédiction-là, je me serais passée.
- Tais-toi ma fille, tu déparles.
La pauvre femme soupire, hausse les épaules, se met à tremper sa soupe.

Treize qui a trouvé le sens Henri POURRAT, Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009, Livre IX - 1958

tête_idiot_série MalcomLa grand-mère ne perd jamais espoir :
Notre Jean-Bête, notre pauvre Treize, mais c'est un innocent. Quelque jour, tu verras lui échoir la fortune. Rappelle-toi : Aux innocents, les mains pleines !
...
- Il a perdu le sens ! Il a perdu le sens ! répétait seulement la mère.
...
- Dis, mémé, J'ai perd le sens
- Perdu le sens, pauvre innocent ? Tu ne pouvais pas le perdre, tu ne l'as jamais eu.
- La mère a dit que je l'avais perdu. Comment faire pour le retrouver ?
La grand-mère voir une puce, quelque pucette du chat sur la manche de sa chemise. Elle y envoie deux doigts, la pince, la met dans une petite boite, donne la boite à Treize.
- Eh bien, té, pauvre Treize, tu avais perdu le sens, le voilà retrouvé pour toi. Maintenant, laisse-moi en repos.
Mais Treize perd le sens une seconde fois (la puce s'échappe) et le cherche dans les bois. Il trouve un piot (le petit d'une pie) et pense l'avoir retrouvé :
- Ho, ce sera le sens, le sens que j'avais perdu ! ... Ho que j'ai de la chance ! (...) on dirait seulement qu'il a pris tant soit peu de grosseur ...
Treize trouve refuge dans la maison d'un bûcheron. Or, si Jean-Bête était bête, où qu'il aillât, il n'allait pas sans ses yeux, ses oreilles. Il y voyait comme un coq, entendait fin comme une aragne.
Il voit entrer, en l'absence du bûcheron, un riche marchand de bois. Mais le bûcheron revient alors que sa femme lui avait dit de passer chez la mère chercher de la farine car, lui avait-elle dit, il n'y avait plus rien à manger. Et lorsque le piot chante, Jean-Bête comme s'il comprenait son langage, indique où se trouve le pain, le lièvre rôti , le vin ... tout cela caché par la femme pour régaler son visiteur ... Le bûcheron s'endort sur la table. Mais Jean-Bête pense à l' homme caché sous le lit, il tire une plume à son oiseau et le fait parler :
- Il y a un homme caché sous le lit, un homme qui n'a pas soupé il faut le faire manger et boire !
Le marchand sort de sa cachette et achète l'oiseau pour mille écus !
Jean-Bête est rentré chez sa mère.
- Pauvre mère, j'avais perdu le sens et je l'ai retrouvé. Et j'ai trouvé les milles écus que j'avais fait perdre à la maison ! (en dévastant tout par bêtise)
- Voyez-vous ce que vous disais ? a dit, hochant le chef la vieille mémé : "Aux innocents, les mains pleines !''


Sources :

Henri POURRAT, Le Trésor des Contes, Omnibus, 2009. Tome 1 : livre I à VI - Tome 2 : Livres VII à XIII - Réédition de l'édition originale en treize volumes par Gallimard de 1948 à 1962.
Livre IX - 1958Tresor_des_contes

  1. Treize ou Jean-Bête
  2. La bonne fouettée
  3. Treize et son père creusant un puits
  4. Treize allant en courses
  5. Les deux poires
  6. Treize qui a trouvé le sens
  7. Treize et le bourgeois
  8. Le gros fromage
  9. Jean-Bête et ses amours
  10. Jean-Bête en son ménage
  11. Jean-Bête qui fit fortune un jour de foire


Livre XII - 1962

  1. Jean-Bête et les oiseaux
  2. Jean-Bête et le compère-loriot


Variantes :

  • Jean le Nais, conte d'Auvergne : sur le plateau d'Artense on connaît bien Jean-le-Niais, appelé Jouon Nesci, mais aussi parfois, Toupinas, bête comme une marmite. Il fait tout de travers, ses mésaventures sont innombrables... en ligne ici
  • Peronnik l'idiot, conte de Bretagne, en ligne ici
  • Jean l'Imbécile, conte de Gascogne, en ligne ici


  • 80_histoires_autour_du_mondeLe fils idiot in : Nicola BAXTER, 80 histoires autour du monde, Ed. Piccolia, 2002, conté par Viviane le 20 décembre 2009. "Deux parents se désespèrent : arrivera-t-on à en faire quelque chose de ce fils, si rêveur qu'il en parait bête, mais bête ... Ils décident de le mettre à l'épreuve en l'envoyant acheter au marché quelque chose qui se mange et qui se donne à boire ... le tout pour un euro ! Le fils cherche, cherche, et finit par demander à une jolie fille qui observe amusée son manège. La fille du forgeron rit et le conseille : il lui suffira d'acheter une pastèque, évidemment ! Aussitôt dit, aussitôt fait et voilà le jeune homme, tout fier qui rapporte chez lui un beau morceau de pastèque. C'est le père qui est surpris "Dire que je croyais qu'on n'en tirerait rien ..." Mais lorsqu'il l'interroge pour savoir comment il s'y est pris, il comprend qu'il n'a pas trouvé cette idée géniale tout seul : c'est la fille du forgeron qui la lui a soufflée !!! "Oui, mais il a su trouver la fille !!! pas si bête !!!" répond la mère. Les fiançailles ont eu lieu bientôt, puis un mariage fort gai, et plus jamais ce fils n'a paru idiot"


Ce conte est à rapprocher des contes du même thème, mettant en valeur une fille avisée :

  • Afanassiev_Contes populaires russes_MaisonneuveLarose_1999La fille avisée in : Afanassièv, "Les contes populaires russes", Maison neuve et Larose. L'oncle recueille son neveu orphelin et l'emploie à garder les moutons. Pour éprouver son astuce, il lui demande de mener 100 moutons à la foire, de faire une vente avantageuse de manière à ce qu'il soit nourrit lui-même et que les moutons reviennent sains et saufs avec l'argent ! Le malheureux s'assoit en chemin et se met à pleurer. Une jeune fille lui donne la réponse : Loue quelques paysannes pour tondre les moutons, vend les toisons à la foire, puis châtre les moutons et cela fera bien de quoi te nourrir. L'oncle devine que son neveu n'a pas trouvé cela tout seul. Ils vont chercher la jeune fille.


  • La-demoiselle-aux-enigmes_Bruno-de-la-Salle_Casterman2008Le personnage Treize apparaît dans le conte La demoiselle aux énigmes, adapté par Bruno de la Salle, Casterman, Contes de Toujours, 1990. Ce conte a été repris dans le recueil Le conteur amoureux, Casterman, 1995. La demoiselle ne se mariera qu'avec celui qui répondra à ses questions. Plusieurs devinettes sont posées ... un jeune homme, le treizième garçon d'une famille nombreuse y répondra. Et elle ? pourra-t-elle répondre à celles qu’on lui posera ? Cette histoire d'origine iranienne et présente dans certains contes des Mille et Une Nuits, raconte comment un jeune homme se sort de la misère et met fin à le barbarie d'une femme par la sagesse de ses réponses.


Le chiffre 13 : symbolique et superstition

Treize, symbole de malchance ?

  • Le treize suit le chiffre douze, nombre symbolisant accomplissement et cycle achevé et très symbolique dans la mythologie chrétienne où il est un nombre « saint ». Il y a 12 mois dans l'année, 12 heures le jour et 12 la nuit ; il y a 12 signes du zodiaque, 12 dieux dans l'Olympe, 12 travaux d'Hercule, 12 tribus d'Israël et 12 apôtres de Jésus. Le nombre est divisible par 2, 3, 4, ou 6 alors que 13 n'est divisible que par 1 et par lui-même seulement. Treize est plutôt source de déséquilibre et tombe dans une portion opposée du divin, et marque une évolution fatale vers la mort, vers l'achèvement d'une puissance et d'un accomplissement. (...) Mem, la treizième lettre de l'alphabet hébreu, s'apparenterait à la mort. (Wikipedia)
  • La malchance attribuée au chiffre 13 et au vendredi 13 trouve son origine au 13 de nissan, soir de l'arrestation du Christ lors de son repas pris avec ses douze disciples : ils étaient donc 13 à table...
  • Mais, la phobie du numéro 13 pourrait provenir de l'Antiquité. Au IVe siècle av. J.-C., Philippe II de Macédoine, eut l'idée d'ajouter sa statue à celle des 12 Dieux. Malheureusement pour lui, il fut assassiné peu de temps après.


ou de chance ...

Mais certains considèrent le 13 comme bénéfique (ou veulent faire front contre le mauvais sort ?) :

  • Le titre des spectacles des Folies-Bergères (13 lettres au singulier) ont tous 13 lettres
  • Claude Lelouch (13 lettres) commence ses tournages le 13 du mois. Il a baptisé sa société de production: " Les Films 13 ".