Conter c'est (se) donner des forces pour affronter la vie

Contes_Europe_GOUGAUDLe conte nous le fait comprendre. La parole permet de déjouer toutes sortes de violences et de dénouer bien des situations. Mais pas n'importe quelle parole ... parfois il vaut mieux le silence ... mais une parole qui touche le cœur ou l'inconscient : rien ne vaut alors un conte... La Mère des Contes écrit par Henri Gougaud in : L'arbre d'amour et de sagesse - contes du monde entier, Seuil, 1992 et réédité chez Seuil en 2010 dans le recueil Contes d'Europe.

Où sont dont nés les contes, et pourquoi ? Une femme l'a su, aux premiers temps du monde. Qui l'a dit à la femme ? L'enfant qu'elle dans son ventre. Qui l'a dit à l'enfant ? Le silence de Dieu. Qui l'a dit au silence ?
Foret_sombre_Muad'Dib_FlickRIl était pour la première fois, dans la grande forêt des premiers temps, un rude bûcheron et son épouse triste. Ils vivaient pauvrement dans une maison basse, au cœur d'une clairière. Ils n'avaient pour voisins que des bêtes sauvages et ne voyaient passer, dehors, par la lucarne, que vents, pluies et soleils. Mais ce n'était pas la monotonie des jours qui attristait la femme de cet homme des bois et la faisait pleurer, seule, dans sa cuisine. De cela elle se serait accommodée, bon an, mal an. Hélas, en vérité, son mari avait l'âme aussi broussailleuse que la barbe et la tignasse. C'était cela qui la tourneboulait. Caressant, il l'était comme un buisson d'épines, et quand il embrassait en grognant sa compagne, ce n'était qu'après l'avoir battue. Tous les soirs il faisait ainsi, dès son retour de la forêt. Il poussait la porte d'un coup d'épaule, empoignait un lourd bâton de chêne, retroussait sa manche droite, s'approchait de sa femme qui tremblait dans un coin et la rossait. C'était sa façon de lui dire bonsoir.
Passèrent mille jours, mille nuits, milles roustes. L'épouse supporta sans un mot de révolte les coups qui lui pleuvaient chaque soir sur le dos. Vint une aube d'été sur la clairière. Ce matin-là, comme elle regardait son homme s'éloigner sous les grands arbres, sa hache en bandoulière, elle posa les mains sur ses hanches et pour la première fois depuis le jour de ses épousailles elle sourit. Elle venait à l'instant de sentir une vie nouvelle bouger là, dans son ventre. Un enfant ! pensa-t-elle, tremblante, émerveillée.
Mais son bonheur fut bref, car lui vint aussitôt plus d'épouvante qu'elle n'en avait jamais enduré. Misère, se dit elle, qui le protégera si mon mari me bat encore ? En me cognant dessus, il risque de l'atteindre. Il le tuera peut-être avant qu'il ne soit né. Comment sauver sa vie ? En n'étant plus battue. Mais comment, Seigneur, ne plus être battue ?
Elle réfléchit à cela tout au long du jour avec tant de souci, de force et d'amour neuf pour son fils à venir qu'au soir elle sentit germer une lumière. Elle guetta son homme. Au crépuscule il s'en revint, comme à son habitude. Il prit son gros bâton, grogna, leva son bras noueux. Alors elle lui dit : Porte_Forêt_RafalOlbinski
- Attends, mon maître, attends ! J'ai appris aujourd'hui une histoire. Elle est belle. Écoute la d'abord, tu me battras après.
Elle ne savait rien de ce qu'elle allait dire, mais un conte lui vint. Ce fut comme une source innocente et rieuse. Et l'homme demeura devant elle captif, si pantois et content qu'il oublia d'abattre son bâton sur le dos de sa femme. Toute la nuit elle parla. Toute la nuit il l'écouta, les yeux écarquillés, sans remuer d'un poil. Et quand le jour nouveau éclaira la lucarne, elle se tut enfin. Alors il poussa un soupir, vit l'aube, prit sa hache et s'en fut au travail.
Au soir gris, il revint. Elle l'entendit pousser la porte à grand fracas. Elle courut à lui.
- Attends, mon maître, attends ! Il faut que je te dise une nouvelle histoire. Écoute la d'abord, tu me battras après !
A l'instant même un conte neuf naquit de sa bouche surprise. Comme la nuit passée son époux l'écouta, l'œil rond, le poing tenu en l'air par un fil invisible. Le temps parut passer comme un souffle. A l'aube elle se tut. Il vit le jour, se dit qu'il fallait partir pour la forêt, prit sa hache et s'en alla.
Et quand le soir tomba vint encore une histoire. Neuf mois, toutes les nuits, cette femme conta pour protéger la vie qu'elle portait dans le ventre. Et quand l'enfant fut né, les contes des neufs mois envahirent la terre. Bénie soit cette mère qui les a mis au monde. Sans elle les bâtons auraient seuls la parole.

Illustrations :


C'est davantage le conte qui nous choisit que nous ne le choisissons ...

Chacun a pu faire cette expérience : éprouver des difficultés à dire ou conter un beau texte, parce que nous restons trop près du texte écrit sans l'avoir "digéré", sans se l'être vraiment approprié, comme s'il faisait parti de notre vécu. Ou bien ce n'est pas le moment : nous ne sommes pas "mûrs" pour transmettre tout ce que nous dit le conte. Où en voulant le dire à voix haute, l'émotion est trop forte et nous ne pouvons pas : le conte a touché un point sensible à travailler ou à réveiller des souvenirs douloureux. Une fois apaisé, nous pouvons comprendre pourquoi, et à ce moment là, nous retrouvons notre sérénité car une porte s'est ouverte.
Mais il arrive le plus souvent qu'un conte "nous parle" nous interpelle, et nous choisissons de conter celui-ci plutôt que celui-là, cette version qui nous paraît plus riche parce que certains détails nous correspondent à notre insu : le conte entre en résonance avec ce qui est le plus profond en nous et nous aide à mettre des mots sur des émotions, des péripéties, et comme les héros des contes arrivent à surmonter leurs épreuves, cela nous réconforte et nous donne l'assurance d'y arriver nous aussi, d'avoir une vie réussie, une vie qui a un sens.
Voilà, d'après moi, comment le conte nous choisit plutôt que nous ne le choisissons. Ce n'est qu'après l'avoir "mis en bouche", l'avoir "travaillé" en y mettant nos mots et nos images mentales, que nous voyons certaines facettes du récit qui nous correspondent et nous font avancer sur notre chemin.
vaut Ces contes qui vont et viennent au travers de nous semblent vivre indépendamment de notre propre volonté choisissant de nous être favorables et peut-être hostiles, mais il est certain qu'ils ne sont jamais là par hasard et qu'ils sont chargés de nous apprendre ou d'apprendre aux autres quelque chose nous concernant personnellement. Bruno de La Salle, Le conteur amoureux, Casterman, 1995 p 61.
Mais en réalité, c’est le conte qui a envie d’être raconté ! Il y a une croyance qui nous vient de la Cordilière des Andes, qui dit que l’on s’imagine que l’on “se souvient” d’un conte, mais qu’en vérité les contes sont des êtres invisibles qui flottent dans l’air et dont la nourriture est la parole des hommes. Si un conte n’a pas mangé depuis longtemps, il va se poser sur votre épaule. Et vous, vous allez croire que vous l’inventez et désirez le raconter. Henri Gougaud (entretien du 9 janvier 2010)

Il n'y a pas d'âge pour être conteur. C'est l'ouverture du cœur qui prime

  • Certains sont tombés dans la soupe des contes tout petit et y retournent avec grand plaisir en contant à leurs enfants avant de conter à d'autres.
  • Les enfants sont souvent d'excellents conteurs car leur imaginaire est très frais, mobile, et ils vivent leur conte au moment où ils nous le font partager. Le conte ci-dessous vous l'expliquera mieux que moi.
  • Le conte à l'école : "J'appelle à la réhabilitation du plaisir dans notre système scolaire afin que nous puissions réellement parler d'éducation. Le conte doit entrer vivant dans l'école, porté par une voix, un souffle, une âme, une personnalité, une vision du monde, c'est-à-dire par un conteur qui ne joue pas les contrôleurs." Praline Gay-Para. Un dossier à consulter ''Le conte à l'école''


Conter c'est se mettre à nu ... pour mieux toucher l'autre

  • Pour conter juste et non juste conter, il me semble nécessaire de se déshabiller du conditionnement imposé par la vie en société. En oubliant pour un instant qui on est dans la vie de tous les jours, la place imposée plus que choisie par les circonstances, on peut alors devenir "passeur d'histoire", un nourrisseur des possibles enfouis en chacun de nous. Ce n'est plus moi qui suis en train de parler, mais le conte qui parle à travers moi.
  • Plus que transmettre un texte, une histoire, conter implique de mettre en jeu ses émotions : à la différence de l'acteur qui joue un rôle pour un temps, le conteur se dévoile au moment où il conte. Pour que le conte sonne juste, le conteur doit être lui-même, sans faux semblant. C'est une prise de risque qui engendre une complicité avec l'auditoire et un retour d'attention, d'émotions, une énergie particulière circule et permet à chacun de prendre ce qui lui convient sans léser l'autre. Quand on écoute un conte, il faut jamais se demander si l'histoire en question elle est vraie ou fausse. Un conte, tout ce qu'il demande c'est de pouvoir rester dans le cœur de celui qui l'écoute. Milena Magnani, Le cirque chaviré, éditions Liana Levi, 2009, p. 196.
  • Certains conteurs expérimentés m'ont dit aussi que pour être conteur il faut avoir vécu et ressenti les grands moments de la vie : naissance, amour, épreuves, mort, deuil. Ainsi, le conteur devient aussi un "passeur", ou un "révélateur" pour qui voudra saisir au vol (ou ressentir) ce que contient le conte au-delà du récit.
  • Un conte pour conteur en manque d'inspiration : L'homme qui ne connaissait pas d'histoire version de Jean-Claude Carrière. "Le cercle des menteurs". Plon, 1998, p. 83. Cercle des menteurs 1_ JC Carrière Ce conte Irlandais nous fait passer dans un autre monde et croiser des fantômes ... Toute une histoire ... TOUT LE MONDE connaît des histoires, et donc le gars qui n'a pas d'histoires à raconter a quelque chose qui ne va pas en lui ... car "Celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre." Celui qui a vécu des moments forts de la vie : joie, partage, tristesse aussi, doute et espoir, celui qui s'est réjoui à la naissance d'un petit être (car la vie est plus forte que la mort), celui qui a vu partir ses proches (la mort fait partie de la vie), celui-ci peut conter, transmettre et partager pour que ceux qui écoutent et reçoivent puissent acquérir la sérénité qui permet d'accueillir les bonnes et mauvaises choses de la vie en sachant qu'elle vaut la peine d'être vécue. Nous avons écouté ce conte lors de notre rencontre du 16/04/2011 et le texte intégral est en ligne sur le site d'Etienne Duval.


Conter c'est révéler le sens du présent à qui veut bien l'entendre

Bruno-de-la-Salle_Le-conteur-amoureuxUn conte pour illustrer cette pensée : L'enfant de Bruno de La Salle, in : "Le conteur amoureux", Casterman, 1995 (2007, Editions du Rocher, édition augmentée), dont je ne saurais trop vous recommander la lecture. Bruno de La Salle partage avec nous "le grenier de sa mémoire" en nous faisant découvrir une quarantaine de ses contes préférés. Ces textes d’histoires facétieuses, merveilleuses, édifiantes ou énigmatiques y sont assortis de récits d’expériences et de réflexions sur l’art du conte d’aujourd’hui. (Clio)

C'était un empereur très puissant qui visitait régulièrement son royaume pour y vérifier son pouvoir. (...) A son arrivée, les villageois rassemblés sur la place publique devaient se prosterner (...) Or, un jour, dans l'une de ces villes (...) un enfant resta debout, dressé au-dessus de la foule couchée. Ce fut un beau remue-ménage et l'empereur envoya ses policiers saisir l'enfant. il lui demanda son nom et son métier.
Enfant_Planète_LeJardindeKiran_http://www.lejardindekiran.com/le-temps-qui-passe-3-approche-naturelle/ L’enfant répondit qu'il vendait des histoires. La réponse amusa l'Empereur qui lui demanda de lui en vendre une.
- Une histoire gaie ou une histoire triste ? demanda l'enfant. Les gaies, comme vous le savez, sont plus difficiles à raconter mais plus agréables à écouter, aussi coûtent-elles 3 euros, les autres seulement deux euros.
- Alors vends-moi une histoire triste ! dit l'Empereur qui craignait toujours que l'on puisse rire de lui-même.
Et l'enfant raconta :
C'était un empereur très puissant qui visitait régulièrement son royaume pour y vérifier son pouvoir. A son arrivée, les villageois rassemblés sur la place publique devaient se prosterner. Or, un jour, dans l'une de ces vies (...) un enfant resta debout, dressé au-dessus de la foule couchée. Ce fut un beau remue-ménage et l'empereur envoya ses policiers saisir l'enfant. il lui demanda son nom et son métier. L’enfant répondit qu'il vendait des histoires. La réponse amusa l'Empereur qui lui demanda de lui en vendre une.
- Une histoire gaie ou une histoire triste ? demanda l'enfant. Les gaies, comme vous le savez, sont plus difficiles à raconter mais plus agréables à écouter, aussi coûtent-elles 3 euros, les autres seulement deux euros.
- Alors vends-moi une histoire triste ! dit l'Empereur qui craignait toujours que l'on puisse rire de lui-même.
L'Empereur en écoutant cette histoire qui aurait pu paraître insolente, se mit à rire. L'enfant lui dit :
- Vous avez ri, vous me devez trois euros de plus !
L'Empereur se prit d'amitié pour l'enfant et le fit venir à sa cour, et souvent, il lui demandait de lui raconter une histoire aussi belle, aussi triste et gaie que la première qu'il lui avait racontée. Et chaque fois, (...) l'enfant trouvait la description de l'instant même.
Lorsque l'Empereur mourut, l'enfant le remplaça parce qu'il savait mettre en œuvre l'une des plus grandes vertus de la parole, celle de révéler le présent.



L'illustration provient du site Le Jardin de Kiran

Pour écouter Henri Gougaud vous conter comment est né le conteur et pourquoi il continue de conter encore et encore : http://www.henrigougaud.com/ dans la rubrique "Contes" voir "Contes en vidéo".