Contes-et-légendes-d'Italie_Flies-France_2006Conte de Matilda Serao : "Le secret du mage" in : Aux origines du monde, Contes et légendes d’Italie, Flies France, Paris, 2006, p 196-206. Le texte étant très "littéraire", je l'ai simplifié (un peu) pour me le mettre en bouche. Selon l'auditoire, les adaptations se multiplient : pour les adultes il est amusant de donner plus de détails sur la préparation, mais pour les enfants il s'agit de les transporter dans l'antre de l'alchimie sans pour autant les effrayer. Mais après tout, la cuisine est l'alchimie des saveurs !

Le Cabinet d'un alchimiste par E. Isabey (1841) détailEn l’an 1220, il arriva à Naples une affaire si extraordinaire que la tradition populaire l’a gardée jusqu’à nos jours. Voici ce récit qui s’est transmis de bouche à oreille à travers les siècles…
Dans la rue des Couteliers, étroite ruelle du quartier de Portanova, il y avait une maisonnette étroite et haute, aux petites fenêtres habillées de verres sales, fermées la plupart du temps. La porte d’entrée était basse et sombre, l’escalier sale et raide. Les gens pressaient le pas en passant devant. Certains jetaient un bref regard où se mêlait colère et crainte … D’autres marmonnaient entre leurs dents -prière ou malédiction, ça je ne saurai vous dire …- et détournaient les yeux … En vérité cette maison avait très, très mauvaise réputation…
Au premier étage habitait un usurier juif qui prêtait avec intérêt, et profitait des difficultés des autres pour s’enrichir. Celui-là, personne ne l’aimait, beaucoup le détestaient, certains le maudissaient …
Au deuxième étage, vivait une belle de celles qui sont la tentation faite femme, et pour qui plus d’un s’était damné, ou avait ruiné sa vie …
Au troisième étaient un couple d’allure douteuse : ils passaient la journée dehors à faire des affaires louches, un métier inconnu dont ils ne se vantaient jamais, et lorsqu’ils rentraient ce n’était que criailleries, violentes disputes envenimées par quelque mauvaise bouteille…
Tout cela ne pouvait que dégoûter le passant… mais la crainte, la peur était inspirée par celui qui habitait au dernier étage…
Au dernier étage habitait un homme d’allure étrange qu’on disait sorcier, ou magicien…. Les allures secrètes, mystérieuses, de cet homme justifiaient ce que l’on disait de lui : il sortait peu, toujours enfermé chez lui il n’ouvrait ses fenêtres que pour laisser échapper des drôles de vapeurs. On ne savait ni qui il était, ni d’où il venait. Il semblait sans amis et sans parents, il marchait courbé, le pas lent, l’œil fixé à terre … tout à ses pensées, ses calculs, il marmonnait des mots incompréhensibles : grecs ou latins, à moins qu’il ne s’agisse d’une langue démoniaque... Le peuple en avait la plus grande crainte car on disait qu’il avait conclu un pacte avec le Diable.
Quand il vint habiter dans la rue des Couteliers, les commères des alentours ont bien essayé de le questionner, ou d’interroger son serviteur, mais elles n’apprirent rien qui pût soulager leur curiosité. Cependant en épiant, en observant les allées et venues du « Mage » et de son serviteur, et en imaginant ce qui ne se voyait pas, le bouche-à-oreille faisant le reste, on eut la certitude que cet étranger s’y connaissait en magie.
Pendant la nuit, jamais ne s’éteignait la lumière de petite pièce où cet homme mystérieux étudiait d’épais volumes à fermoir, des écrits secrets ? des recettes d’alchimistes ? des sortilèges peut-être ? Jamais ne cessait de sortir du foyer un filet de fumée et la pièce était pleine de cornues et d’alambics, de fourneaux, de couteaux de toutes formes et d’autres instruments tranchants à faire peur … Pourquoi préparer des potions étranges la nuit, en cachette ? Il y avait de la magie là-dessous … on disait qu’il passait des heures entières penché sur une petite marmite qui bouillait et dans laquelle dansaient des herbes … des herbes qui provoquent maladie, folie et mort. C’est ce qu’on disait même si le serviteur n’achetait au marché que des herbes de cuisine comme la marjolaine, le basilic, le persil, l’ail l’oignon et des épices odorantes … Mais ça, c’était pour mieux tromper …. On sait que les sorciers vont de nuit guidés par la lune et le Diable pour cueillir des herbes maléfiques secrètes. Pire, on disait que cet homme étrange sortait sur sa petite terrasse en secouant ses mains et ses habits une poussière blanche – quelque poudre magique assurément qui empoisonnait l’air. Et puis il se lavait souvent les mains tachées de rouge dans une cuve et l’eau rougissait aussi … rouge vous m’entendez … et cela justifiait les pires soupçons !!! Et sur le sol du laboratoire du dernier étage, il y avait de larges taches d’un rouge brun, semblables à des flaques de sang … La nuit, il découpait on ne sait trop quoi sur une grande table de marbre blanc ... et on disait que c’était des grenouilles, ou plutôt des crapauds, des peaux de serpent, ou même des membres d’enfants …va savoir ?
Alors quand elles le croisaient dans les rues, les commères clignaient de l’œil et se poussaient du coude en disant :
- Le Mage, le Mage !
- Il cherche une potion magique pour retrouver sa jeunesse
- Ou la formule de l’or
- Ou bien la pierre philosophale, celle qui donne connaissance, sagesse, vie éternelle
- Penses-tu ! C’est le Diable qu’il appelle !!!
L’homme écoutait, et s’éloignait en souriant de ses commérages … A quoi bon répondre ? Son sourire semblait dire : un jour viendra, peuple ingrat !

En son temps, il avait été un beau jeune homme riche et il avait bien profité de la santé, de la jeunesse et de la richesse. Quand sa richesse commença à diminuer, les femmes et les amis s’éloignèrent comme il arrive toujours. Fini les fêtes ! Adieu jeunesse ! Il se trouva seul, n’ayant rien à faire si ce n’est lire et relire les vieux ouvrages de philosophie de sa bibliothèque. Alors il lui prit l’envie de se rendre utile aux hommes. Il acheta des parchemins, des volumes entiers, étudia longuement, faisant et refaisant des essais dans toutes sortes d’éprouvettes : il usa ses yeux et ses nuits, son argent, et le charbon de ses fourneaux, sans perdre patience. Il travaillait pour le bonheur de l’homme et cela lui suffisait.
Enfin, après beaucoup d’années de recherche, il se sentait proche du but. Mais comme beaucoup d’inventeurs, il voulait améliorer encore, et encore sa découverte avant de la livrer aux hommes. Ce n’est pas si facile de se défaire du résultat de tant d’années de recherche...

Or, à l’étage du Mage, il y avait aussi un petit appartement où habitait avec son mari Giovanella de Canzio. Celle-là c’était quelqu’un : malicieuse, astucieuse et cancanière comme pas deux ! Son occupation favorite était de surveiller son voisin, soit pour découvrir quelque recette secrète et en faire son profit, soit pour en dire du mal et faire courir toutes sortes de racontars, ce qui la rendait très intéressante auprès des autres commères du quartier. Et moins elle en apprenait, et plus elle inventait, médisait … et tourmentait son mari qui était marmiton au palais royal.
Malgré les précautions prises par le Mage, la Giovanella apprit le secret du sorcier … Que ce soit en regardant par le trou de la serrure ou par une fente du mur … mais elle sut !!! Alors elle déclara à son marmiton de mari :
- Giacomo, si tu es un homme, notre fortune est faite !
- Es-tu devenue sorcière cette nuit ?
- Idioti ! Ecoute plutôt : Peux-tu dire au cuisinier du palais que je connais une nouvelle recette totalement inconnue et tellement savoureuse qu’elle mérite que le roi la goûte en premier ?
- Femme ! tu es folle !
- Si je mens, que Dieu m’arrache la langue – et tu sais à quel point j’y tiens !
Devant un argument de cette taille – la langue, elle l’avait fort longue et pointue– Giacomo, le marmiton, écouta sa femme … Il en parla au cuisinier du palais royal, qui à son tour en discuta avec le majordome, lequel transmit la nouvelle à un comte qui osa en parler au roi.
La femme du marmiton prépara l’exquise nourriture dans les cuisines royales. En trois heures tout était prêt :
Elle prit d’abord de la fleur de froment (la farine la plus fine), la pétrit avec un peu d’eau, de sel et des œufs, et travailla longuement la pâte pour rendre fine, fine et légère. Puis elle la découpa en bandes minces qu’elle roula en petit tubes qu’elle mit à sécher au soleil.
Pendant ce temps, elle mit dans une marmite du lard, des oignons coupés très fin et du sel. Quand les oignons furent frits, elle mit un gros morceau de viande qu’elle retourna jusqu’à ce qu’il prenne un belle couleur brun doré.
Alors, elle ajouta le suc épais rouge sang …des tomates qu’elle avait pressées dans un linge. Elle couvrit la marmite et laissa mijoter à feu doux la sauce et la viande.
A l’heure du déjeuner, elle prépara une marmite d’eau bouillante dans laquelle elle versa les tubes de pâte. Pendant qu’ils cuisaient (8 mn al dente), elle râpa une grande quantité de ce doux fromage qui tire son nom de Parme (et se fabrique à Lodi) : du parmesan bien sûr ! (Je vois qu’il y a des connaisseurs dans l’auditoire …)
Quand les tubes de pâte furent bien cuits, elle vida l’eau et assaisonna alternativement d’une cuillerée de fromage et d’une autre de sauce.

Et voilà comment cette fameuse nourriture arriva devant le roi de Naples qui en resta étonné et ravi. Il appela la cuisinière et lui demanda comment elle avait pu imaginer un mélange aussi surprenant et aussi réussi. La Giovanella –ne pouvant avouer qu’elle avait volé la recette à son voisin qui avait la réputation de Mage– répondit qu’un ange lui en avait fait la révélation en songe.
Le roi voulut que son cuisinier apprit la recette et fit verser 100 pièces d’or à la Giovannella en disant qu’il fallait bien récompenser celle qui avait contribué pour une si grande part au bonheur de l’homme. Mais là ne s’arrêta pas la fortune de Giovanella ! Tous les comtes et autres nobles de la cour voulurent aussi avoir la recette et envoyèrent leur cuisiniers et une bonne bourse d’argent … Après la noblesse ce fut le tour des riches bourgeois puis des marchands, puis des artisans, puis des pauvres, chacun donnant ce qu’il pouvait.
Au bout de 6 mois, tout Naples se régalait des délicieux macaronis –de macarus, qui signifie « nourriture divine »- et la Giovanella était devenue riche.

Pendant ce temps, le mage, goûtait, testait, modifiait, améliorait sa découverte. Il savourait d’avance le moment où, ayant révélé aux hommes son secret, il recevrait la gratitude, l’admiration et la fortune. En définitive, la découverte d’un nouveau plat vaut bien la découverte d’un nouveau théorème, d’une comète, d’un insecte ou d’une plante inconnue à qui on donne son nom…
Juste avant de révéler sa découverte, il sortit dans les rues de Naples où il respira une odeur familière … Il frémit et crut s’être trompé … cette odeur trop familière, il l’avait peut-être imprégnée sans son nez … Anxieux, il pénétra dans la maison d’où venait cette bonne odeur et demanda à la cuisinière :
- Que prépares-tu ?
macaroni_wikipedia - Des macaronis !
- Qui t’a appris à les faire ?
- Giovanella de Canzio
- Et à elle ?
- Un ange à ce qu’on dit. Elle les a préparés pour le roi, puis les princes, les contes, et tout Naples en a voulu. Dans toutes les maisons, maintenant on cuisine des macaronis. As-tu faim ? veux-tu en goûter ? C’est délicieux, tu verras …
- Non, adieu.
Désespéré, il rentra chez lui, renversa alambic, marmite, cornues, fours. Il brisa tout, même ses couteaux de cuisine, brûla ses livres de chimie et il s’en alla, seul et ignoré, sans que plus personne en entende parler. Les gens dirent que le diable l’avait emporté.
Mais j'ai entendu dire qu'on l'avait aperçu dans la ville de Bologne, où il s'est enfermé de nouveau pour travailler jour et nuit à une nouvelle préparation ... une sauce peut-être ???

Epilogue (à dire ou pas selon l'ambiance et l'auditoire)

Mais au moment de mourir, après une belle vie riche et honorée comme en mènent les méchants en dépit de toute morale, la Giovanella avoua, dans les souffrances d’une agonie terrible. Même tardivement justice fut rendu au Mage.
La légende ajoute tout de même que dans la maison des couteliers, les nuits de pleine lune, il revient tailler ses macaronis et c’est la Giovanella qui tourne avec une louche la sauce tomate et le Diable d’une main attise le feu et de l’autre râpe le fromage.
Mais que la découverte soit diabolique ou angélique, elle a fait le bonheur des Napolitains et de tous ceux qui y ont goûté.


L'illustration présentant l'antre de l'alchimiste est un détail du tableau Le Cabinet d'un alchimiste par E. Isabey (1841)